Records boursiers et fractures humaines

Alors que nous sommes sur le point de tourner la page sur une année riche en rebondissements, plusieurs tendances économiques et financières se sont démarquées, souvent de manière inattendue. Loin des prévisions apocalyptiques de certains analystes, comme François Trahan, qui prédisaient une récession brutale, l’économie mondiale semble avoir emprunté la voie de l’atterrissage en douceur, malgré les contractions économiques survenues dans certains pays. Les efforts concertés pour maîtriser l’inflation semblent porter leurs fruits, ce qui permet aux banques centrales d’effectuer plusieurs baisses de taux directeur. Ces ajustements ont offert un certain répit aux ménages endettés et insufflé de l’oxygène aux marchés boursiers, établissant records par-dessus records.

Il est tout à fait légitime de se réjouir des performances boursières récentes. Pour beaucoup d’entre nous, elles ont un effet tangible sur nos portefeuilles d’investissement, nos régimes de retraite et nos épargnes personnelles. Cette croissance offre une bouffée d’air frais aux épargnants qui voient leur patrimoine croître.

Cependant, derrière ce tableau en apparence favorable se cache une réalité plus complexe. Les performances des marchés ont été largement dominées par un petit groupe de géants technologiques, surnommés les « Magnificent 7 ». Ce groupe, qui comprend des entreprises comme Apple, Microsoft, Amazon, Alphabet, Meta, Nvidia et Tesla, a capté une part disproportionnée de la croissance des indices boursiers et de leur poids dans ces derniers, renforcée par l’aveuglement consensuel que les investisseurs ont d’acheter des indices passifs.

La montée en puissance des fonds indiciels, qui reproduisent mécaniquement les performances des principaux indices, alimente un cercle vertueux. Ces fonds, comme le S&P 500, concentrent toujours plus de capitaux dans les mêmes entreprises, renforçant leur poids déjà démesuré et rendant les marchés plus vulnérables à une correction future.

Ces entreprises incarnent une centralisation préoccupante de la richesse et de l’innovation. Cette domination reflète un basculement structurel où l’intelligence artificielle a émergé comme un moteur économique majeur aussi prometteur qu’inquiétant. Si ces innovations offrent un potentiel de transformation sans précédent, elles posent aussi des questions fondamentales sur leur impact sociétal, la concentration du pouvoir et les inégalités croissantes qu’elles pourraient exacerber.

Si nos épargnes se portent mieux, cela ne masque pas les déséquilibres systémiques croissants. La prospérité de quelques-uns peut difficilement être perçue comme un succès collectif si elle repose sur une inégalité accrue et un accès limité à la richesse pour la majorité.

L’année qui s’achève n’a pas été uniquement marquée par des événements économiques. Sur les plans politique et social, la démocratie vacille sous les courants politiques américains, le poids des conflits géopolitiques et d’un autoritarisme en expansion. La guerre en Ukraine continue de redessiner les équilibres mondiaux, tandis que les tensions au Moyen-Orient révèlent une certaine indifférence d’une partie de l’Occident à l’égard de la misère humaine.

Ce manque de volonté collective trouve un écho inquiétant dans l’effritement de l’intérêt pour l’investissement responsable, signe d’un monde qui peine à aligner ses priorités sur les défis du moment.

Mais peut-être ce qui choque le plus, c’est le contraste entre l’accroissement rapide de la richesse et notre incapacité persistante à résoudre des crises humanitaires fondamentales. L’itinérance, notamment, illustre cette contradiction de manière poignante. Dans toutes les grandes villes du monde, des milliers de personnes dorment dehors, exposées à des conditions souvent mortelles. Malgré les milliards générés par l’innovation technologique et les records boursiers, aucune solution durable ne semble émerger pour un défi aussi simple que d’assurer un toit pour tous les êtres humains.

Cette tragédie silencieuse met en lumière un échec collectif à traduire l’abondance économique en dignité humaine. Comment, dans un monde si prospère, tolérons-nous encore que tant de gens vivent sans abri, sans soutien, sans espoir ? Montréal n’est plus très différente de Portland, de San Francisco, de Vancouver ou de New York sur ce point. Même Québec n’y échappe pas.

Les baisses de taux d’intérêt, bien qu’elles nous offrent un répit temporaire, ne changent rien à la réalité de ceux qui ne possèdent rien. Le contraste entre l’euphorie des marchés financiers et la précarité croissante des plus vulnérables reflète une fracture inquiétante.

Alors que 2024 se termine, ces contrastes m’interpellent. Ils rappellent que la richesse et la puissance économiques n’ont de sens que si elles servent un objectif plus grand. Redéfinir les priorités, renforcer la solidarité et investir dans des solutions durables pour les défis humains et climatiques n’est pas seulement des impératifs moraux, mais des conditions essentielles pour un avenir réellement prospère. Les défis sont immenses, mais le potentiel pour les relever l’est tout autant.

Reste à savoir si nous saurons dépasser les logiques de court terme pour construire un monde où croissance rime avec équité et dignité. Pour ce qui est de mon attention en 2025, je l’offrirai à des organismes comme l’Accueil Bonneau, qui travaille à offrir des repas, des hébergements temporaires et des programmes de réinsertion pour les personnes en situation d’itinérance à Montréal.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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