Ravet pour Noël
Depuis quelques années, à Pâques et à Noël, on peut lire, dans la page Idées du Devoir, un texte de circonstance signé Jean-Claude Ravet. Méconnu, ce dernier est pourtant un essayiste de haut vol. Rédigés dans une prose incandescente, ses textes sont des exhortations qui visent le cœur. À Noël, Ravet ne ronronne pas dans la crèche du petit Jésus. Il joint plutôt sa voix « aux cris des pauvres et de la Terre » qui réclament « la justice infinie ».
Sociologue de formation et militant de conviction, Ravet a œuvré, au cours de sa vie, à la réinsertion des détenus à Montréal, dans une communauté de l’Arche, en France, et contre la dictature de Pinochet, au Chili, toujours dans un esprit de justice et de paix. De 2005 à 2019, il a été rédacteur en chef de la revue Relations, versée dans la lutte sociale inspirée par la théologie de la libération et aujourd’hui menacée de disparition.
Ravet n’est pas un militant ordinaire, comme en fait foi La nuit et l’aube (Nota bene, 2024, 198 pages), son nouveau recueil d’essais composé de textes principalement parus dans Relations. Lecteur d’Arendt, de Bernanos et de Benjamin, mais aussi des poètes Hélène Dorion et Louise Warren, Ravet veut opposer des « résistances spirituelles à la destruction du monde ».
Il plaide, bien sûr, pour la justice économique et redit l’urgence de la lutte contre le réchauffement climatique, mais son propos va plus loin, au fond des choses, et dénonce « l’infiltration insidieuse dans toutes les sphères de la société d’une logique instrumentale et marchande, où les questions de sens et de liberté politique sont radicalement évacuées au profit de considérations purement techniques d’efficacité, de rentabilité, de productivité ».
Nous avons cru, écrit-il, que le progrès technique et scientifique serait libérateur pour tous. Nous découvrons aujourd’hui que l’injustice demeure, voire s’aggrave, et que nous avons perdu de vue « la question humaine centrale, décisive, celle du sens et de la finalité ».
Critique sans merci du règne de l’argent, de la marchandise et de l’individualisme dépolitisé, Ravet pourfend aussi le « scientisme ambiant » qui nous fait croire que la rationalité technique et scientifique « non seulement explique tout, mais dicte aussi les meilleures façons d’être et de vivre ».
L’essayiste n’est pas contre la science. Cette dernière « nous ouvre au réel », reconnaît-il, « mais ne l’épuise pas ». Elle ne peut nous fournir des « raisons de vivre ». Croire que le progrès technique nous sauvera — de la fragilité, de la vieillesse et de la mort — fait de nous « des nains éthiques juchés sur les épaules de géants techniques ».
Ravet souhaite « humaniser le monde dans toutes ses dimensions — sociale, politique, éthique, esthétique, spirituelle ». Dans cette mission, affirme-t-il, les poètes nous sont nécessaires. L’essayiste les présente comme « des lueurs tremblotantes, essentielles », qui nous ramènent à « la question incessante et brûlante que nous sommes » pour nous-mêmes.
Le poète et mystique allemand Silesius (1624-1677) disait que l’âme avait deux yeux : un œil pour regarder le temps et l’autre pour se tourner vers l’éternité ; un pour vivre ici et maintenant et l’autre pour s’ouvrir à l’altérité.
Le philosophe marxiste tchèque Karel Kosik (1926-2003) a repris l’idée de brillante façon en expliquant que l’accord entre les deux regards était indispensable à la vie bonne et que la modernité, malheureusement, nous avait fait perdre un œil, celui tourné vers l’éternité.
« Aussi, conclut Ravet, faut-il de manière pressante déciller, en nous, l’œil de l’infini, réveiller le désir métaphysique tapi dans notre être, avant que le monde ne se défasse en désert immonde, habité d’être isolés et esseulés ».
Chrétien de gauche, Ravet ne regrette pas le temps du catholicisme « dogmatique et contrôlant ». Il s’attriste, toutefois, du rejet de la dimension religieuse, qui nous prive d’une « des tonalités de l’existence, au même titre que l’art, qui nous relie à soi, aux autres, au monde, à la terre, aux vivants comme aux morts, et au cosmos — à Dieu, pour certains ».
Avoir la foi ou non importe peu. Ce qui compte est « de partager ensemble la question insoluble qu’est l’existence humaine, celle qui engage, au singulier, notre existence dans un combat commun contre le destin ». La poésie et la prière, ici, se rejoignent.
Belles paroles que tout cela, diront les borgnes. Ravet a prévu le coup et le pare avec Merleau-Ponty. « Tout le monde, écrivait le philosophe, se bat pour les mêmes valeurs : la liberté, la justice. Ce qui départage, c’est la sorte d’hommes [et de femmes] pour qui l’on demande liberté ou justice, avec qui on entend faire société : les esclaves ou les maîtres. »
À Noël, et le reste de l’année, Ravet est avec les ébranlés.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.