Les privilèges des réseaux sociaux
La désinformation et la mésinformation figurent au premier rang du palmarès des principaux risques mondiaux publié la semaine dernière par le Forum économique mondial. Ces risques s’additionnent aux événements climatiques extrêmes, aux conflits armés, aux inégalités de même qu’à la polarisation sociale. Les risques que courent les sociétés démocratiques sont aggravés par l’accroissement incontrôlé des capacités de répandre de la désinformation.
Le lien entre la désinformation et les réseaux sociaux est bien documenté. On déplore régulièrement les faussetés, les manipulations et les fraudes qui empruntent désormais les chemins numériques. L’ampleur de ces risques subis par les populations et les conséquences concrètes des manipulations et autres dérives des réseaux sociaux engendrent des coûts qui sont assumés par les collectivités. Cela justifie l’urgence de s’interroger sur la pertinence du maintien des privilèges dont bénéficient les plateformes numériques. Dans sa décision sur TikTok rendue la semaine dernière, même la Cour suprême américaine reconnaît que les États peuvent, s’ils en ont la volonté, limiter les ambitions des milliardaires qui possèdent ces plateformes.
Les lois actuelles confèrent des privilèges considérables aux médias sociaux. Lorsque les lois répartissant la responsabilité pour les activités se déroulant sur Internet ont été mises en place dans les années 1990, les législateurs européens et américains souhaitaient favoriser la liberté de chaque individu de s’exprimer. Pour cette raison, on a dispensé ces intermédiaires (à l’époque, il s’agissait surtout de sites qui hébergeaient des blogues) des responsabilités qui incombent habituellement aux médias.
Au même moment, le Congrès des États-Unis a adopté une loi qui les exonère presque totalement de toute responsabilité pour les propos et comportements délictueux émanant de tiers qui utilisent leurs sites pour mettre des contenus en ligne. En Europe et au Québec, on a mis en place des lois décrétant que ces plateformes ne sont responsables qu’à compter du moment où elles ont connaissance du caractère illicite des propos ou des activités se trouvant sur leur plateforme.
Dès 1995, le professeur de droit Eugene Volokh observait que le pouvoir jusque-là détenu par les médias à l’égard de ce à quoi le public porte attention était désormais aux mains des réseaux sociaux. Configurés pour maximiser l’engagement en ligne des usagers, les réseaux sociaux collectent, analysent et valorisent les données produites par les usagers. Les capacités de fin ciblage des messages publicitaires rendu possible par les traitements massifs des données générées par les interactions numériques ont permis aux plateformes comme celles de Meta ou de Google de s’emparer de la part du lion des revenus de la publicité en ligne.
Les revenus autrefois gagnés par les médias sont désormais captés par les plateformes comme Google ou Facebook, qui n’assument aucune des responsabilités qui incombent aux médias classiques. Elles monnayent l’attention que les internautes portent aux contenus sans avoir à se soucier de leur véracité. Tout ce qui génère du clic — mensonge, image truquée ou rumeur induite par des manipulateurs — est de nature à leur rapporter des revenus.
Pas des espaces de « liberté »
Le faible coût de la présence en ligne a favorisé la recrudescence de groupes proposant des contenus principalement destinés à capter l’attention des internautes, notamment en les confortant dans leurs croyances. Le discours extrême et haineux qui existait bien avant Internet s’est trouvé un espace planétaire. Tout cela a procuré des possibilités sans précédent de diffusion aux groupes extrémistes, suprémacistes blancs et autres hordes racistes, misogynes ou homophobes. Ces groupes célèbrent ces réseaux qu’ils considèrent comme des espaces de « liberté ».
Mais le fonctionnement des réseaux sociaux n’est absolument pas « libre ». La circulation des mots, sons et images y est régie par des processus techniques destinés primordialement à maximiser les revenus des plateformes. Dans ces espaces, ce qui ne génère pas de clics ne va pas très loin. Comme les lois dispensent les plateformes de pratiquement toute responsabilité pour les contenus qui circulent, la porte est ouverte aux manipulations et aux pratiques déloyales. En 2018, lorsque fut révélé le scandale Facebook-Cambridge Analytica, on a constaté que les données captées et traitées par les plateformes sont susceptibles d’être utilisées pour cibler les individus et, à terme, identifier les tendances et les vulnérabilités.
En 2021, la lanceuse d’alerte Frances Haugen révélait que Facebook savait pertinemment que les procédés utilisés pour maximiser l’engagement en ligne pouvaient engendrer des conséquences néfastes pour les usagers. D’ailleurs, des États américains et des conseils scolaires canadiens ont saisi les tribunaux pour être indemnisés pour les coûts afférents aux détresses qui seraient directement attribuables aux accoutumances aux réseaux sociaux.
Les privilèges accordés aux plateformes par les lois de nos États leur laissent le champ libre pour promouvoir des pratiques liberticides. Il est plus que jamais urgent d’agir, comme le font actuellement les États européens et d’autres États démocratiques, pour imposer aux plateformes des obligations de réduction des risques auxquels sont exposés les individus connectés. Si on est sérieux dans la défense des libertés sur Internet, il faut mettre fin aux privilèges obsolètes des réseaux sociaux.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.