Le pouvoir transformateur du mouton

Bien sûr que j’allais sauter sur l’occasion de la sortie en salle du film Bergers, de Sophie Deraspe, adapté du roman D’où viens-tu, berger ? de Mathyas Lefebure, pour vous parler de mon troupeau de laineux préféré. En plus, mes chroniques de la bergerie me valent les messages de lecteurs les plus étonnants et charmants. La dernière fois, une éleveuse de chiens de berger m’a écrit pour m’en offrir un, un monsieur m’a invitée à la chasse au sanglier, une femme m’a demandé comment faire du fromage au lait de brebis… Écrire sur les moutons et les côtoyer attire à soi douceur, confidences et apaisement — je le constate depuis quatre étés comme bergère urbaine pour le formidable OBNL Biquette – Écopâturage.

Réglons tout de suite mon appréciation du film : c’est magnifique, allez-y. Mais moi, je suis sortie du cinéma épuisée, car j’ai été sur le gros nerf pendant toute la représentation. C’est l’histoire d’un publicitaire qui plaque tout pour devenir berger en Provence. Dans le premier tiers du film, il se retrouve chez un éleveur qui ne traite pas bien son troupeau. Il apprendra là des choses essentielles sur le métier, mais à la dure, et voir certaines images a été « confrontant » pour moi. J’étais comme en état de choc, avec tous mes muscles tendus, la bergère sensible en moi aurait voulu pouvoir intervenir.

J’ai été plongée dans cet état de tension du début à la fin, car mon amour pour les animaux est débordant, infini, parfois même ridicule, et je ne peux tolérer de voir des gens leur faire du mal, tant dans la réalité qu’en fiction. C’est d’ailleurs assez récent, dans l’histoire juridique québécoise, que l’animal n’est plus considéré comme un bien meuble. La modification du Code civil a eu lieu en 2015, par l’ajout de l’article 898.1, selon lequel « les animaux ne sont pas des biens. Ils sont doués de sensibilité et ont des impératifs biologiques ». Si j’ai dû fermer les yeux durant certains passages, j’insiste et encourage tout le monde à aller voir le film.

J’ai déjà écrit sur les raisons qui m’ont menée à devenir bergère. Au détour d’une séance de jogging, j’ai aperçu le troupeau broutant paisiblement et j’ai voulu me fondre dans toute cette beauté et toucher leur laine. J’ai maintes fois constaté que les expressions et figures de style qui ont trait aux moutons raillent souvent leur nature et leur mode de vie grégaires. Pourtant, comme dans le film, les moutons ont un vrai pouvoir transformateur. J’ai observé l’effet qu’ils ont sur les gens qui fréquentent le parc. La plupart sourient en les apercevant, plusieurs éclatent de rire spontanément. À la fin du film et du roman, Mathyas le berger n’est plus le même homme… Sa vision du monde a changé. Un retour en arrière est impossible.

J’ai demandé à mes collègues de Biquette ce que le fait d’être berger, bergère avait changé en elles et en eux. Tous s’entendent sur ceci : on prétend veiller sur le troupeau, mais lui aussi prend soin de nous. Les Charlotte m’ont confié, pour l’une, avoir soigné un chagrin d’amour auprès d’eux. « Les moutons ont joué un rôle crucial dans ma guérison : je disais à la blague que Cécile était comme une grosse boîte de mouchoirs sur pattes parce qu’elle venait me demander des caresses quand je m’isolais dans un coin pour pleurer. Mon attention était entièrement dirigée sur les moutons, sur leur rumination à eux plutôt que sur la mienne. »

Quant à l’autre Charlotte, elle a trouvé au coeur du troupeau rien de moins qu’un sens à sa vie. « J’étais perdue… Je ne sentais pas que la vie valait la peine d’être vécue. Lors de mon premier été en tant que bergère, en 2022, j’ai découvert une nouvelle facette de moi. J’ai trouvé ma place parmi les animaux, et découvert un domaine que j’aimais sans savoir que je pouvais y consacrer ma vie. Leur présence, leur calme m’ont apporté un bonheur que je n’avais jamais connu. L’automne prochain, j’entame un DEP en production animale au Centre de formation agricole de Mirabel, avec l’espoir de devenir un jour berger transhumant dans les montagnes d’Europe. »

Il y a plusieurs écrivaines, étudiants, poètes et artistes parmi la communauté Biquette, dont Marianne, qui s’est jointe à nous l’été dernier pour prendre quelques salvatrices « poffes » d’air au coeur de la rédaction d’une thèse de doctorat sur Gabrielle Roy. Il faut dire que le vocabulaire entourant l’univers des moutons est riche, inspirant. « Transhumance », qui désigne pour un berger le fait de conduire le troupeau vers une zone où il pourra se nourrir, est à mes yeux un des plus beaux mots de la langue française.

Pour Max, s’occuper du troupeau a changé son rapport au temps et au vivant. « Accompagner les moutons, c’est-à-dire suivre leur rythme, m’a montré qu’il était possible d’avoir un autre rapport au temps. Qu’il était possible de sortir d’un rythme de production avec des urgences au travail qui, quand on y réfléchit, n’ont d’urgent que ce qu’on veut bien leur accorder. Mon rapport au vivant a changé aussi. Il y a aussi quelque chose, dans le fait de toucher de près aux animaux, de traire une brebis ou d’aider à un agnelage, qui te fait te questionner sur le sens d’une vie aussi déconnectée du vivant. »

Quant à Amélie, elle a souhaité devenir bergère après avoir goûté l’Etorki, « meilleur fromage au monde ». Elle est allée apprendre le métier sur le territoire alpin, dans le but de devenir elle-même fromagère. « J’ai appris à respecter la valeur de la vie animale et de son sacrifice, à ne pas trop m’attacher aux bêtes même si la tentation était forte. Le film m’a replongée dans des souvenirs magnifiques et parfois douloureux. Achever une bête dont on s’occupe au quotidien, c’est terrible. Mais quand on la mange par la suite, c’est comme si on lui rendait hommage. »

La valeur de la vie, de la mort, la lenteur, le rythme du cycle des saisons, l’humilité qui ennoblit… Voilà ce qu’on apprend quand on accompagne le troupeau.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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