Le pouvoir de la sensibilité

Voilà bien notre défaut, à nous, les psys, oui, notre défaut qui nous permet, paradoxalement, de tenir là où peu tolèrent de rester plus de quelques minutes. C’est notre défaut qui fait aussi notre qualité : cette disposition qui nous empêche parfois de condamner le condamnable, nous poussant plutôt à chercher le blessé sous la démonstration de force, à ne jamais lâcher l’étiologie d’un comportement, aussi grossier et inadéquat soit-il.

C’est un mode d’être, une manière d’habiter le monde qui nous vient souvent de nos familles, de nos histoires pas plus dramatiques que celles des autres, mais qui, parce que nous avons une sensibilité ainsi construite, nous a poussés à lire sous le niveau de la mer, à mettre en langage ce qui n’avait pas de représentations, à chercher comment aimer ce qui n’est pas toujours aimable.

Nous ne sommes en rien supérieurs aux autres, munis de cette configuration de personnalité, n’ayant souvent que professionnalisé un ensemble de mécanismes de défense utiles à notre époque. Il faut reconnaître aussi notre humilité en ce sens, du moins, je le crois. Cette fascination pour l’humain chez nous relève parfois d’une vaine tentative infantile de réparer des êtres, qu’ils nous donnent enfin ce dont nous aurions eu besoin, enfants. Prendre conscience de cela, dans notre parcours de psys est crucial, et c’est pour cela que nous devons, nous aussi, nous coucher sur les divans de nos collègues ou nous asseoir sur des fauteuils en face de quelqu’un qui nous scrutera à son tour, pour nous aider à dégager ce qui, de la blessure ou de l’élan, se manifeste le plus dans notre activité clinique.

Ce pan de la vie du psy ne nous est pas souvent révélé, mais il est d’une importance capitale. Un psy, c’est souvent quelqu’un qui a passé plusieurs années de sa vie à cartographier son propre monde, et ceux qui seraient tentés d’y voir une dévotion narcissique ne comprennent pas qu’il s’agit plutôt d’une assurance responsabilité plus valide que n’importe quel code déontologique.

Parce que rien n’est plus dangereux que ce qui s’ignore lui-même. Dans l’intimité d’une relation clinique, avec ses grandes envolées, ses passions même, ce concentré de vulnérable placé entre les mains du clinicien, il est si important que ce dernier connaisse ce qui lui appartient dans l’échange, ce qui répond à son besoin à lui, et non au besoin de celui dont il prend soin. Il doit savoir cela, pas nécessairement pour ne pas le ressentir, mais pour que son angle mort sur ses intentions soit le plus petit possible, que le patient n’ait pas à le lui révéler.

À force de nous regarder dans nos propres coins sombres, on en arrive souvent à nous sentir proches de ce vieux vers du poète de l’Antiquité, Térence « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

C’est une manière de survivre aux situations cliniques qui, parfois, nous font tenir des heures, voire des années, en face de comportements qui, pour nous, relèvent d’une altérité radicale. Parce que « soigner, c’est aimer », comme le dit Ouanessa Younsi, dans ce livre qui a bouleversé bien des cliniciens, dont moi, il y a déjà plus de dix ans. « Soigner est une variation du verbe aimer. Il faut aimer nos patients. On espère d’un chirurgien qu’il opère bien. Jusqu’à ce qu’un robot le remplace. Du psychiatre, on attend savoir et écoute. Une machine peut prescrire des pilules mieux que lui, mais ne peut aimer mieux que lui. » Il faut donc s’armer d’amour dans ce métier. Et quiconque a déjà aimé longtemps, loin sous les jugements, sait quelque chose de ce que l’entreprise exige.

Quand je me suis installée sur le divan, lundi soir dernier, devant le documentaire Alphas, je m’attendais à me retrouver devant cette altérité qui exigerait de moi tout un travail de tolérance et de réflexivité. Or, mon défaut de psy m’a amenée à rapidement présupposer des petits minous emplis de honte — qu’ils ne ressentent plus parce qu’ils s’en défendent — derrière chaque démonstration musclée, presque caricaturale, d’un si grand besoin de se retrouver en pouvoir.

J’ai revu tous ces petits garçons dans ma salle de jeu, que je recevais pour des problèmes de comportements divers, et qui, tout le temps, par tous les moyens, cherchaient à gagner, à dominer, à écraser. Il m’était facile, alors, de les aimer au-delà de leur blessure, parce qu’inévitablement, un jour, la honte allait surgir, pleine, au détour d’une partie de jeu perdue, d’une interprétation lancée au bon moment et qu’alors, il serait possible de récolter la douleur, de la soigner, et de rassurer le petit garçon sur le fait que sa sensibilité sera son alliée et non une ennemie.

Tenir la vulnérabilité en joug, pour remédier à une estime de soi faible, s’exercer à être quelqu’un qu’on n’est pas, pour correspondre aux normes sociales d’un groupe est un comportement qui, s’il peut être attendrissant chez des garçons de 7-8 ou 10 ans, devient profondément problématique au fil des années qui passent. Évidemment, une société qui valorise la performance, l’individualisme et qui s’enchâsse dans un capitalisme de plus en plus pernicieux est à risque de produire de ces phénomènes d’expansion du muscle, qui visent à rester au haut de la pyramide sociale, sommet duquel nous resterons conquérants du plus faible, en possession d’objets comme de personnes, et où le féminin, le vulnérable et l’intériorité seront constamment dévalorisés.

N’empêche, ce n’est pas parce que c’est simple que ce n’est pas dangereux, parce que l’une des caractéristiques de ce mode défensif, c’est aussi la projection, cette fameuse tendance à lire chez l’autre ce qui nous habite de bord en bord, mais que nous ne voyons pas. Cela donne lieu à des dérives spectaculaires, que nous avons vues se déployer tout au long du documentaire. Ainsi, ici, le danger viendrait des drag queens, des trans et des féministes qui s’en prendraient à « nos enfants ».

Difficile de ne pas lire ici, littéralement, la projection sur l’extérieur de ce qui, en eux-mêmes, blesse le tout petit enfant intérieur qu’ils ont été, qu’ils sont encore, sous des apparats de maîtres de leur destinée. Symboliquement, il y a ici une mise à distance de ce qui les effraie le plus : le pouvoir de la sensibilité.

Je me suis dit qu’il y avait encore tant à faire, pour honorer ce pouvoir, celui du dessous du niveau de la mer, celui qui dit que la vulnérabilité est l’accès à l’éthique du vivre-ensemble, celui qui, devant le rouleau compresseur d’une société de plus en plus déshumanisée dans ses différents systèmes, a tant besoin de ces espaces semblables aux salles de jeu des psys. Si tous les petits minous étaient aimés et soignés dans la grande honte qu’ils projettent sur l’extérieur, peut-être auraient-ils moins besoin de se placer en soumission au père projeté sur Dieu, pour soumettre ensuite une femme dont ils craignent le grand pouvoir.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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