Pourquoi (subir) les États-Unis?
À la fin de l’été, je rappelais, dans ma chronique « Pourquoi les États-Unis ? », que si le Canada avait pu se développer comme démocratie plus libre des ingérences de Washington que bien des pays des Amériques, c’était parce que nous avions été historiquement protégés par notre appartenance à l’Empire britannique. Mais que, depuis la signature de l’accord de libre-échange de 1988, notre codépendance économique, et donc politique, avec le géant du Sud grandissait sans cesse.
Quelques jours avant l’élection américaine du 5 novembre, je m’inquiétais, dans « Pourquoi (toujours) les États-Unis ? », de la manière dont le fonctionnement de la Chambre des communes semblait paralysé. Quel autre État du G7 attend de voir qui présidera la république d’à côté avant de déterminer la composition de son propre Conseil des ministres ? Je me demandais, carrément, si le Canada n’était pas en perte graduelle d’autonomie et de souveraineté.
Depuis, Donald Trump n’a de cesse de faire référence à Justin Trudeau comme du « gouverneur » du Canada et de faire allusion à notre annexion, alors que tout Ottawa s’affaire à répondre à sa menace d’imposer des tarifs douaniers de 25 %. Le dollar canadien décline. Nous n’avons pas vu de grand remaniement ministériel post-Trump. Et la tentative du premier ministre de charger Chrystia Freeland de cette relation — et de lui enlever le contrôle des Finances — a mené à une démission fracassante qui remet en cause la capacité même de Justin Trudeau à exercer le pouvoir.
On voudrait bien traiter les moqueries de Trump comme une blague de mauvais goût sans conséquence. Mais on voit bien qu’avant même d’avoir officiellement atteint la Maison-Blanche, l’homme est déjà en mesure, avec un ou deux gazouillis, de souffler sur la classe politique canadienne comme sur un château de cartes. Donald Trump se plaint de la sécurité à la frontière et menace l’économie canadienne ? Il s’est trouvé des premiers ministres provinciaux, trop contents de critiquer un Justin Trudeau affaibli, pour répondre : « Vous avez raison ! »
Le président désigné des États-Unis a comparé la circulation des personnes et le trafic de drogue à notre frontière avec celle du Mexique, ce qui est bien sûr une absurdité. Mais la première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, qui doit se rendre à l’intronisation de Trump le 20 janvier, a trouvé à répondre qu’il est vrai que notre frontière est un gros problème. François Legault, irrité par Ottawa sur l’immigration, lui a fait écho. De son côté, Pierre Poilievre, qui aspire à diriger le pays et donc à se faire le grand responsable de la protection des intérêts canadiens, a renchéri.
Il a fallu attendre que le Conseil de la fédération se réunisse lundi pour que les provinces se mettent à parler d’une voix commune, et sur un ton un tant soit peu à la hauteur du défi politique. Ce moment de démonstration de maturité a vite été éclipsé par la démission de Freeland et la crise politique à Ottawa.
Lundi soir, Donald Trump a repris ses « blagues » de plus belle. Mardi, le ministre à tout faire Dominic LeBlanc a annoncé des investissements importants à la frontière pour répondre à ses préoccupations et contribuer à ce que cette menace de tarifs ne se réalise pas. Mercredi, François Legault a pris le temps de souligner les faiblesses du plan d’Ottawa, ce qui, bien sûr, fait le jeu de Trump. Pourrions-nous être en position, au Canada, de faire nous-mêmes des demandes sécuritaires aux Américains, notamment sur la question du contrôle des armes à feu ?
Avec une classe politique prête à s’entre-déchirer devant Washington et à expliquer comment les Américains qui nous menacent n’ont pas tort, les probabilités de démonstration d’unité, et donc de force, sont largement diminuées. Cette division et cette fragilisation démocratique ne sont pas que des problèmes canadiens. Face à Trump, c’est le monde qui semble incapable de se concerter.
Ce qui frappe, cependant, c’est à quel point la réponse canadienne est isolée. Il n’y a eu, du moins publiquement, aucune tentative particulière de se concerter à l’échelle des Amériques pour répondre à la menace que la nouvelle présidence présente comme risque de déstabilisation pour les économies du continent. Cette absence de « tous pour un » contribue certainement à la capacité de Trump à dicter le ton de sa relation avec chacun des acteurs régionaux. De même, on a le sentiment que les autres pays du G7, et les membres de l’OTAN, regardent Trump ridiculiser le Canada un sac de pop-corn à la main. On ne sent pas, là non plus, de communauté internationale particulièrement forte.
Pourtant, lorsqu’il était question de la relation du Canada avec une superpuissance comme la Chine, par exemple, Ottawa insistait toujours sur l’importance pour un État de notre taille d’agir de manière « concertée » avec ses alliés pour éviter de subir seul les foudres d’un géant. La stratégie ne vaudrait-elle plus ? Lorsque les élus parlent de la relation Canada–États-Unis comme d’une relation historiquement sans précédent, et sans équivalent, il semble qu’on nous prenne au mot. Nous sommes donc là à nous débrouiller de notre côté avec cette précieuse « exception ».
Pourquoi subissons-nous ainsi les insultes et menaces de Donald Trump ? Peut-être parce qu’à force d’insister sur l’exceptionnalisme de notre relation avec les Américains, on se retrouve dans cette « amitié » aux allures de plus en plus toxiques, profondément seuls.
Sinon, à propos d’amitié, j’ai dévoré avec beaucoup d’intérêt l’ouvrage collectif L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique (Seuil, 2021), qui détaille comment des pays indépendants se sont retrouvés comme des États vassaux de la France, de De Gaulle à Macron. On y explique comment le mot « amitié », lorsqu’il est utilisé diplomatiquement entre deux pays dont les rapports de pouvoir sont trop asymétriques, peut prendre une connotation de soumission, de contrôle, voire de gifle livrée avec le sourire.
Même s’il existe des différences on ne peut plus évidentes entre chaque contexte, je ne peux m’empêcher de réfléchir à la possibilité même de l’amitié dans l’inégalité. Je lis probablement trop.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.