Petit peuple
« Il me semble, oui, c’était un rhinocéros ! Ça en fait de la poussière ! » Rhinocéros d’Eugène Ionesco (1959) reste à ce jour un outil pédagogique inestimable pour expliquer l’attrait du fascisme — et la difficulté d’y résister. La pièce se déroule dans une ville de province où le personnage principal, Bérenger, voit le monde qui l’entoure succomber à la « rhinocérite ». Les animaux deviennent une métaphore de la stupidité, de l’absence de langage, de la mentalité de troupeau, mais aussi de la force brute. De la volonté de puissance — pour reprendre le vocabulaire nietzschéen. Celle qui écrase admirablement.
Lorsque les rhinocéros apparaissent, ils suscitent d’abord la peur. Un personnage de logicien leur répond alors que « la peur est irrationnelle, la raison doit vaincre ». Parce qu’il méprise les émotions humaines, le logicien, qui ne fait que raisonner, se transforme en rhinocéros.
Un autre personnage, Jean, ne jure que par la force de l’esprit, « les armes de l’intelligence ». Parce qu’il aspire à la supériorité, prend de haut l’humanité ordinaire et imparfaite, il se transforme lui aussi en rhinocéros. Jean affiche son mépris pour la morale, qu’il faudrait « dépasser ». « L’humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule ! » lance-t-il à son ami Bérenger, dernier défenseur de l’humanité.
Un à un, les personnages se transforment parce qu’ils refusent de reconnaître le danger du phénomène, croyant qu’on peut combattre la violence brute par l’intellect seul. Au bout du compte, c’est leur mépris du cœur, qu’ils associent à la faiblesse, qui les fait basculer dans l’admiration pour la bestialité et sa « force vitale ».
J’ai eu envie de revisiter Rhinocéros, parce qu’on nous demande beaucoup de nous montrer forts face à Donald Trump. Quelle est, au fond, cette force que l’on nous demande ? Une force de domination de raison ou du cœur ? Face à la brutalité du trumpisme, qui avons-nous envie d’être ?
Il y a aussi ce poème du pasteur allemand Martin Niemöller, qui regagne en popularité. « Ils sont d’abord venus chercher les socialistes, et je n’ai rien dit parce que je n’étais pas socialiste. Puis, ils sont venus chercher les syndicalistes, et je n’ai rien dit, parce que je n’étais pas syndicaliste. Puis, ils sont venus chercher les Juifs, et je n’ai rien dit parce que je n’étais pas juif. Puis, ils sont venus me chercher, et il ne restait plus personne pour me défendre. »
Le premier ministre ontarien, Doug Ford, a dit mardi, alors qu’il ne savait pas qu’un micro était ouvert : « Le jour de l’élection, étais-je heureux que ce gars-là [Trump] gagne ? À 100 % ! » Il continue : « Mais le gars a sorti un couteau et il m’a poignardé. »
Well, M. Ford, karma is a b***. Plus je réfléchis, plus je me dis que ces menaces de tarifs douaniers peuvent sérieusement affecter notre économie, et peut-être racheter nos consciences. Ou du moins, la conscience d’hommes tentés par la rhinocérite — pardon, le trumpisme — et qui ne comprenaient pas la violence politique avant d’en sentir eux-mêmes le poignard. Des hommes qui ne bronchaient pas trop quand ils sont venus pour les « wokes », les antiracistes, les personnes trans, les féministes, les musulmans, les immigrants, les journalistes, les scientifiques, les travailleurs précaires, tout le peuple palestinien. Par un coup de chance tragique, ils sont venus chercher la classe dirigeante canadienne avant qu’il ne reste plus personne pour les défendre.
La vitesse avec laquelle Donald Trump s’est retourné contre nous, le principal allié historique des États-Unis, nous offre une chance de réfléchir collectivement à notre rapport à la force.
En 1976, René Lévesque disait à la population québécoise : « On n’est pas un petit peuple, on est peut-être quelque chose comme un grand peuple. » On comprend le moment de l’histoire où ces mots ont été prononcés. Face au trauma qui a marqué le parcours de tellement de francophones, le premier ministre nous incitait, avec raison, à relever la tête.
Près de 50 ans plus tard, l’humeur collective a profondément changé. Lévesque choisirait sûrement d’autres mots pour traduire la même émotion. Je ne crois pas que je serai la seule à avouer qu’il peut me prendre l’envie, devant le feu de poubelle qu’est l’état de la planète, d’emmerder profondément les grands de ce monde, tout comme l’idée même d’aspirer politiquement à la grandeur. J’avance trop au ras des pâquerettes pour ne pas savoir que les grands, les puissants, les empires, ces admirables nations qui aspirent à l’universalisme, qui veulent rendre tout le monde à leur image, finissent par piétiner quantité d’humains avec leurs sabots, leurs cuirasses, leurs armes.
Ces grands qui, hier encore, dessinaient la carte de l’Afrique dans une conférence à Berlin, ou rêvaient de faire plier l’échine des Amériques sous leurs bottes de cow-boy, sont encore là à planifier la transformation de la bande de Gaza en jolie Côte d’Azur. J’ai envie, pour ma part, d’appartenir à un peuple qui n’en a rien à foutre de cette grandeur-là.
Comme Québécois, il devrait nous être plus facile de ne pas être séduits par l’idée de la domination, de la force brute, de la loi du plus fort : le plus fort, en Amérique, ne sera jamais francophone. Certains de nos compatriotes d’ici ou d’ailleurs au Canada se sont pourtant pris au jeu d’être un pays du G7. Ça leur est monté à la tête. On dessaoule ces jours-ci. On comprend que, face à l’empire américain, nous appartenons nous aussi au camp des petits.
Et c’est tant mieux. La prochaine étape de guérison, de maturité collective, c’est d’assumer qu’il n’y a absolument rien de mal ou de honteux à être un petit peuple. Au contraire. Pour résister aux sirènes de la violence politique, à cette épidémie de rhinocérite qui s’empare de l’époque, il nous faudrait reconnaître chez les petits du monde qu’ils viennent chercher… notre humanité en partage.
« Make America Great Again », beuglent-ils. Le vaccin contre la rhinocérite, c’est de savoir répondre : greatness is overrated. C’est ainsi que jusqu’à la toute fin, comme Bérenger face à tous les rhinocéros, nous ne capitulerons pas.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.