Les pesos de Jeff Bezos

« Boss, à quoi ça sert les unions ? » demandait le brillant Yvon Deschamps dans son incarnation d’un jovial porteur de boîte à lunch exploité et aliéné jusqu’à l’os.

Oui, à quoi ça sert, les syndicats ? Voyez ce qui est arrivé du côté d’Amazon, disent des esprits empêtrés dans leurs courtes idées.

Sans crier gare, Amazon a fermé ses sept entrepôts au Québec et congédié 2000 employés. À l’évidence parce qu’ils ont voulu se syndiquer. Bien curieuse technique que celle-ci, qui consiste à se couper ainsi la jambe par crainte d’avoir un ongle incarné à soigner.

Toute l’histoire de l’organisation du monde ouvrier est jalonnée d’actions de représailles à l’égard des syndiqués. Et quand les syndicats montrent ensuite de leur doigt la scène de boucherie, les imbéciles regardent le doigt.

« Vous n’avez pas honte », a lancé Caroline Senneville, la présidente de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) à l’endroit d’Amazon. Tout tient dans cette phrase-là. La honte ? Non, ils n’ont pas honte. Ils sont fiers de leurs résultats financiers. C’est tout. Ces gens-là sont des ayatollahs du marché. Ils croient en l’action d’une main invisible qui s’anime en leur faveur. Or cette main est morte. Ils l’ont arrachée du corps social. Elle ne bouge plus que par leurs soins.

Qui a prescrit que le système économique devait être formaté de telle sorte que puissent s’y perpétrer des hold-up à ciel ouvert ? Nous revenons, au grand galop, au triste temps d’un système économique débridé.

Au XIXe siècle, par crainte de se voir complètement laminé, le monde ouvrier dut s’organiser et concevoir sa défense face à des cow-boys. Les problèmes de pauvreté, d’injustice et d’inégalité créés par leurs pratiques sauvages devaient être régulés. Ce fut l’objet de chaudes luttes. La régulation des cadences, des jours chômés, les salaires, les mesures de sécurité, tout cela fut durement gagné. Ce pourrait être vite perdu, comme on le voit.

La syndicalisation vient de l’intérieur des milieux de travail. Elle se réalise par ceux-là mêmes qui n’en peuvent plus et décident de s’organiser pour ne pas être dévorés. Ce sont les travailleurs qui demandent à se syndiquer. Ce n’est pas quelque chose qui vient de l’extérieur. Chez Amazon, où les employés sont sans cesse harassés au nom de leur performance chiffrée, est-il difficile d’imaginer que plusieurs en ont eu assez ?

Bien sûr, une entreprise a le droit de fermer ses portes. Reste que la liberté qu’elle a de projeter ainsi son poing en avant devrait s’arrêter là où le nez de ses employés commence.

À la télévision de nos impôts, à la suite de ce coup de force d’Amazon, le présentateur Patrice Roy demandait à ses auditeurs s’ils allaient continuer, de leur côté, d’acheter chez Amazon. Un de ses invités indignés, Jacques Nantel, de HEC Montréal, invitait le public à magasiner ailleurs. Dès le lendemain, des citoyens se sont mis, dans le même esprit, à distribuer des tracts pour encourager le boycottage d’Amazon. De telles actions, pointées contre une seule entreprise, finissent vite par avoir l’effet d’un coup d’épée dans l’eau. Ce sont des actions à courte vue, lancées sur une base individuelle, mais censées corriger un problème collectif. Autrement dit, rien là-dedans ne remet en question un système général qui permettra, tôt ou tard, de nouveaux dérapages semblables. Pourquoi ne pas plutôt mieux légiférer et veiller à ce que soient utilisés les leviers légaux existants ?

Chez Amazon, des grèves et des manifestations ont déjà eu lieu dans nombre de pays, dont en Espagne, au Brésil, en Inde et en Allemagne. UNI Global Union, IndustriaALL, Progressive International, Oxfam, Greenpeace et plusieurs autres organisations de la société civile ont fait reproche à l’entreprise de sa façon d’opérer. Des organismes de surveillance fiscale ont par ailleurs organisé, au fil du temps, des actions de protestation dans au moins 12 pays, en se coalisant sous la bannière de Make Amazon Pay. En 2023, Amnesty International a même publié un rapport sur la condition pitoyable de certains travailleurs d’Amazon.

Sur la base d’un laisser-faire étatique désormais mondialisé, Amazon continue gaiement d’engranger des profits pharaoniques. À qui la faute de pareils excès ? Aux syndicats ?

Appelé à commenter le fait que plus de 2000 Québécois perdaient leur emploi avec la fermeture d’Amazon, le premier ministre du Québec, François Legault, a produit, encore une fois, une scène d’anthologie. Devant les caméras, il a offert un numéro de virevolte, en signalant d’abord que les Canadiens de Montréal avaient gagné leur partie de hockey et qu’il n’avait pas bu son verre de jus d’orange, en référence à un élément du boycottage envisagé pour contrer les offensives du gouvernement Trump.

Le premier ministre québécois venait pourtant d’affirmer, les jours précédents, qu’il défendrait bec et ongles sa province contre la goujaterie des États-Unis. Devant l’action intempestive d’Amazon, il avait l’occasion d’en donner la démonstration. Que comptait-il faire ? Leur lancer des oranges ? Il a indiqué tout bonnement qu’il ne pouvait rien contre Amazon puisque c’est une compagnie privée. Il n’a pas à s’ingérer dans leurs activités, a-t-il fini par déclarer. Du côté d’Ottawa, il a été question d’engager un « dialogue » avec Amazon. Ce qui risque d’être à peu près aussi productif que de discuter avec Donald Trump.

Les chefs d’État ont été biberonnés à l’idéologie du marché. Gavés de la sorte, ils se montrent sans appétit quand vient le temps de montrer les dents pour protéger le public. Il existe pourtant des modalités d’encadrement qu’ils pourraient mieux exercer. Par exemple, les plateformes d’achat en ligne de ces compagnies qui se moquent de la vie en société. Pourquoi leurs commerces devraient-ils être tolérés s’ils ne répondent pas à des minima sociaux plus élevés ? Après tout, qui concède aussi bêtement à tous les Jeff Bezos du monde le droit de s’engraisser toujours plus de nos maigres pesos ? C’est nous.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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