Le pays flou

Le ministre québécois de l’Immigration, de la Langue française et de l’Intégration, Jean-François Roberge, a parfaitement raison : « On ne peut pas reprocher aux gens de ne pas être au courant de quelque chose qu’on n’a pas clairement défini. »

M. Roberge voulait parler du « modèle d’intégration » québécois, qu’il estime « cassé » et qu’il veut remplacer par un nouveau « contrat social » entre l’État et les immigrants. Mais c’est plutôt la nature du Québec et son rapport avec le reste du Canada qui demeurent flous et difficiles à saisir pour un nouvel arrivant. Comment le blâmer de ne pas y voir clair ? À l’instar d’Elvis Gratton, de nombreux Québécois dits « de souche » ne semblent pas savoir eux-mêmes qui ils sont.

Depuis la création du ministère de l’Immigration du Québec, en 1968, on ne peut pas reprocher aux gouvernements successifs de ne pas avoir essayé d’expliquer aux immigrants que la société qui les accueille se veut résolument française et qu’elle est attachée à des valeurs qu’ils doivent respecter, à défaut d’y adhérer pleinement.

Dès qu’ils débarquent à l’aéroport et commencent à explorer Montréal, où s’installent la grande majorité d’entre eux, les nouveaux arrivants voient et entendent toutefois un pays essentiellement bilingue et multiculturel, où le français est sans doute un atout, mais pas une condition de survie. C’est le message qui leur est envoyé. Il existe une minorité anglophone suffisamment nombreuse et prospère, appuyée sur une masse de 360 millions de Nord-Américains, qui assure l’hégémonie de l’anglais.

Il faut aussi dire qu’en dépit de la loi 101, le gouvernement n’a pas toujours donné l’exemple en communiquant lui-même en anglais avec les nouveaux arrivants. La loi 96 a voulu corriger cette situation, mais la lettre de la loi et son application sont deux choses.

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S’acclimater à un nouvel environnement exige de grands efforts. Ceux qui trouvent encore le temps de s’intéresser au débat public constatent aussi que le gouvernement qui les presse de s’intégrer à la majorité francophone est le premier à déplorer la toute-puissance d’Ottawa, où le Québec a de moins en moins son mot à dire.

Ce que l’ancien souverainiste qu’est M. Roberge ne veut pas dire est que le maintien du Québec dans la fédération le condamne à subir ce multiculturalisme « vicieux » — une « caractéristique fondamentale » du Canada, reconnue par sa Constitution. À deux reprises, le PQ a proposé aux Québécois de s’en retirer, et la majorité d’entre eux ont refusé.

En 2015, la Coalition avenir Québec a proposé un « nouveau projet pour les nationalistes du Québec », qui se voulait « ancré dans la réalité » et dont l’objectif était de lui donner « les moyens d’affirmer et de protéger son identité », notamment en lui accordant la « prépondérance en matière d’immigration et de langue ».

Au cours des six dernières années, le gouvernement Legault a plutôt subi le choc de cette réalité. Le gouvernement fédéral lui a refusé de façon catégorique les nouveaux pouvoirs qu’il réclamait et rien n’indique que cela est à la veille de changer, peu importe qui remportera les prochaines élections.

Il est vrai qu’en 2022, il a réussi à faire inscrire dans la Constitution canadienne que le français est la seule langue officielle du Québec, de même que la langue commune de la nation québécoise. Dans les faits, cela ne change cependant rien à la progression de l’anglais et à la consolidation du multiculturalisme.

Celui qui vient de succéder à M. Roberge comme ministre responsable des Relations canadiennes, Simon Jolin-Barrette, présentera d’ici la fin du présent mandat un projet de Constitution propre au Québec, mais cela ne modifiera pas les dispositions de la Constitution canadienne.

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Que la fermeture des classes de francisation soit le résultat de compressions budgétaires ou de dépenses excessives faites par les centres de services scolaires, le Québec n’avait pas la capacité de répondre à la récente explosion de l’immigration temporaire.

Malgré le coup de frein qu’entend donner le gouvernement, il ne faut pas se faire d’illusion : le flot des migrants qui frapperont à la porte ou la défonceront au cours des prochaines décennies va s’amplifier, qu’il soit provoqué par la faim, par les changements climatiques ou par Donald Trump. Il est douteux que la loi-cadre élaborée par M. Roberge puisse renforcer la capacité d’intégration du Québec suffisamment pour y faire face sans un changement de paradigme qui lui permettrait d’échapper aux contraintes que lui impose son appartenance à la fédération canadienne.

Il y a sans doute à la CAQ des gens qui ont réellement cru, et d’autres qui ont voulu croire ou faire croire, qu’une « troisième voie » entre le fédéralisme et l’indépendance était encore possible, malgré les nombreux échecs du passé, mais l’aveuglement a des limites.

On peut toujours débattre des avantages et des inconvénients de l’indépendance sur le plan économique, mais personne ne peut sérieusement prétendre que l’appartenance au Canada offre la meilleure protection pour l’identité québécoise.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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