On appelle ça le progrès

Un yacht traverse la baie de San Francisco, une des nombreuses villes nord-américaines où les inégalités fleurissent et où le California Dream vient s’échouer.
Photo: Carlos Avila Gonzalez San Francisco Chronicle/Associated Press Un yacht traverse la baie de San Francisco, une des nombreuses villes nord-américaines où les inégalités fleurissent et où le California Dream vient s’échouer.

Nous les avons applaudis, admirés, épiés. Nous les avons imités surtout, même des copies en toc, en glam ou en stuc, peu importe. Nous voulions le même… en moins cher. Le même train de vie, des comètes dorées qui donnent à l’ego toute son enflure, sa voilure. À défaut d’être riches, on pouvait au moins boire des martinis et plastronner en smoking loué au casino ? Nous avons joué le jeu en ignorant que nous serions perdants en partant.

Le 1 % du bling-bling, ce sont 77 millions d’individus, technomilliardaires, millionnaires ou qui gagnent plus que 140 000 $ américains par an, nous rappelait Oxfam récemment. Ils viennent à bout de leur « budget carbone » en dix jours, soit le 10 janvier. « Pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, les 1 % les plus riches doivent réduire leurs émissions de 97 % d’ici 2030. »

J’ai fait le calcul, pour la population québécoise en général, c’est une réduction de 80 % qui serait souhaitable afin d’atteindre ces cibles de carbone. Oubliez ça. On se contentera d’un héroïsme à notre mesure : quitter Netflix pour Crave.

À la faveur d’une panne d’électricité, j’ai relu la réédition de Comment les riches détruisent la planète à la chandelle cette semaine. Bonsoir l’ambiance ! À l’avant-garde, l’auteur et journaliste Hervé Kempf avait déjà tout pigé en 2007. Son best-seller a été traduit en 12 langues. Exagérez quelques prédictions à la hausse et Kempf avait tout bon : les riches nous font courir vers notre perte, tant sur le plan politique que sur le plan économique et écologique.

L’ex-journaliste français au journal Le Monde (qu’il a quitté pour protester contre la censure) a fondé Reporterre en 2007 aussi. Ce média Web indépendant sur l’écologie — un ovni en soi dans le monde médiatique — emploie 21 journalistes permanents maintenant afin « d’informer sur les liens entre la crise écologique, les injustices sociales et les menaces sur les libertés ».

Et les menaces, ce sont les ploutocrates (ou pollutocrates) de la broligarchie qui achètent le pouvoir. Comme le mentionnait déjà en 2014 le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz dans Politico, nous sommes passés d’une personne = un vote à un dollar = un vote.

Candides camarades, il y a de méchants hommes sur terre. Si l’on veut être écologiste, il faut arrêter d’être benêt.

Comment les riches ravagent la planète

Dans sa nouvelle bédé parue cette semaine au Québec, Comment les riches ravagent la planète, Hervé Kempf remet le couvert, mais avec des données récentes. Le constat n’en est que plus accablant. Son livre, coécrit avec l’excellent dessinateur Juan Mendez, nous démontre que le capitalisme tire à sa fin et que les riches nous coulent mondialement : « Dans chaque pays, les gens imitent le mode de vie de l’oligarchie locale, qui elle-même prend pour modèle l’oligarchie des pays opulents et du plus riche, les États-Unis… Et comme la richesse matérielle n’a jamais été aussi grande, le gaspillage est maximal », écrit-il.

Car il ne suffit pas d’être riche, mais il faut surtout faire envie et pratiquer la « rivalité ostentatoire » en imitant la classe sociale qui nous devance d’un échelon.

En entrevue visio à Paris avec Hervé Kempf, j’ai voulu savoir comment ce journaliste voué à l’écologie depuis 1988 faisait pour tenir le coup avec le sourire devant l’apocalypse annoncée. À 67 ans, Kempf semble encouragé par ce qui se dessine ; rien de moins que la fin du capitalisme à ses yeux. Sa bédé propose même à la toute fin un acte de sabotage sur la propriété privée, en toute illégalité, mais sécuritairement : « Quand quelqu’un roule en grosse voiture ou prend l’avion, il atteint le bien commun d’autrui. La propriété privée n’est pas sacrée, ce ne l’est plus. Ce qui est sacré, c’est l’état de la biosphère. Il faut réintroduire l’idée de bien commun », souligne Kempf devant mon étonnement.

On n’a qu’à lire l’essai La société de provocation, sur l’obscénité des riches, de la sociologue Dahlia Namian pour s’en convaincre. « Kempf avait déjà tout vu venir il y a 15 ans », m’écrit-elle, en ajoutant : « Trump et Musk, c’est peut-être le stade suprême de la société de provocation. »

De fait, le nerf de la guerre portera sur les inégalités : « Il faut réduire les inégalités ; on est foutus si on n’y arrive pas », soutient Hervé Kempf. Et les réduire consisterait à stopper l’évasion dans les paradis fiscaux et à taxer les riches à hauteur de leurs revenus astronomiques. Même s’ils perdaient 99 % de leur fortune, les dix hommes les plus riches de la planète (dont certains supporteurs de Trump) resteraient milliardaires. Mais ce n’est pas suffisant pour péter plus haut que la stratosphère.

Nous voulons à tout prix être des conquérants et conquérants nous serons ; mais notre conquête c’est la mort.

Les quatre cavaliers de l’Apocalypse

Kempf en est persuadé, nous assistons à la fin d’un cycle : « On ne peut pas laisser la planète aux milliardaires ! Nous sommes dans un moment historique, la phase de déliquescence du capitalisme qui devient violent et brutal. Celui-ci a abandonné son idéal démocratique des Lumières. » L’oligarchie refusant de remettre en cause un système qui l’avantage, des chocs sociaux s’annoncent. Et nous le percevons déjà.

Dans sa bédé, Kempf cite l’historien Walter Scheidel (Une histoire des inégalités. De l’âge de pierre au XXIe siècle) sur la fin des inégalités. Les quatre grands réducteurs en seraient : les guerres, la révolution, les pandémies ou l’effondrement des structures de l’État. Scheidel les surnomme « les quatre cavaliers de l’Apocalypse » et estime que le changement climatique et ses répercussions pourraient remplir ces quatre rôles qui fourniraient pas mal de scénarios à Hollywood dans les prochaines décennies.

Le culte de la richesse et du divertissement, qui met en valeur le superficiel, le clinquant, la suprématie de la consommation, produit ce que Herbert Marcuse appelait la “désublimation répressive”, c’est-à-dire l’adhésion des individus aux valeurs de la culture qui les aliènent.

D’ailleurs, l’horloge de l’Apocalypse a été avancée d’une seconde cette semaine ; nous sommes à 89 secondes de minuit. Ajustez vos Rolex.

En viendrons-nous à plafonner la richesse, atténuer la compétition néfaste et les écarts de salaire indécents ? En viendrons-nous, comme l’espère Kempf, à construire un post-capitalisme fondé sur la coopération, le respect du bien commun et l’humanité ?

En attendant, on peut bien substituer le jus de pomme au jus d’orange, mais si les révolutions se gagnaient avec une paille, ça se saurait.

Il faudra peut-être avoir très soif. Soif de justice et d’avenir ?

 

cherejoblo@ledevoir.com

Bluesky : joblanchette@bsky.social

Écouté cet extrait du réalisateur Cyril Dion dans sa chronique à l’émission La terre au carré sur le récit à changer face aux riches et aux puissants de ce monde.

 

Noté cette vidéo de Konbini News qui résume bien les états de compte chez les ultrariches. De quoi rendre jaloux et s’étouffer sur son caviar : quatre nouveaux milliardaires par semaine en 2024, et leur fortune a progressé à un rythme trois fois plus rapide qu’en 2023.

 

Découvert en relisant l’excellent essai (réédité chez Points) Comment les riches détruisent la planète d’Hervé Kempf, qu’Alexis de Tocqueville, politicien et philosophe du XIXe siècle, avait tout vu venir dans De la démocratie en Amérique (1835) en imaginant le futur : « L’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée… » Un visionnaire à lire ici.

 

Aimé la bédé plutôt humoristique d’Hervé Kempf et de Juan Mendez Comment les riches ravagent la planète et comment les en empêcher. À ce chapitre, les solutions demeurent quasi poétiques, car elles exigent non seulement un changement de mentalités, mais un bouleversement radical des modes de vie que nous ne sommes visiblement pas capables de nous infliger, notamment en portant des partis écologistes au pouvoir.

Savouré le texte d’autodéfense « How to survive the broligarchy: 20 lessons for the post-truth world » de Carole Cadwalladr dans The Guardian (en anglais).

20e leçon : « They are not gods. Tech billionaires are over-entitled nerds with the extraordinary historical luck of being born at the exact right moment in history. Treat them accordingly. »

Cette excellente analyse du professeur Jonathan Durant Folco Bienvenue à l’ère du technofascisme y fait aussi référence.

JOBLOG — Pas si beige

On nous incite à abandonner Netflix et à encourager les arts vivants ? Je me suis amusée en allant voir Le show beige au théâtre La Licorne. Ces saynètes bien campées dans notre époque manient un humour caustique et nous montrent des millénariaux angoissés non seulement par le futur, mais aussi par leur présent servi en cornet parfum orange sanguine et sauce soya : « J’aime pas la crème glacée qui vit au-dessus de ses moyens intellectuels. »

Un texte vif signé Camille Giguère-Côté (publié chez Atelier 10). Bref, ça vaut le détour.

Supplémentaires jusqu’au 5 mars.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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