Nettoyage ethnique
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », a écrit Albert Camus en 1944. Comme souvent les aphorismes célèbres, il a connu des variantes et des déformations, du genre : « Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde. »
Déformations particulièrement ironiques, étant donné le sujet philosophique en cause : la précision moralement nécessaire dans l’art de nommer les choses.
Mais l’idée est ici claire, et prend un sens spécialement important à l’heure des fake news, déformations et malentendus qui, empilés, font élire des présidents.
En n’oubliant jamais que beaucoup d’élections se jouent à la marge, et que les gros mensonges et les fausses perceptions (« tout va mal économiquement »… alors qu’en réalité ça allait plutôt bien) peuvent déplacer juste ce qu’il faut de voix (0,5 %, 1 %, 1,5 %) pour changer le résultat.
Ainsi, il n’est pas « inepte » de dire que l’intervention (avérée) des trolls russes en 2016 a (peut-être) pu couler Hillary Clinton, ou que les pilonnages massifs et ultraciblés sur le réseau X d’Elon Musk, en 2024, ont pesé sur la décision dans le Michigan (avec la propagande efficace, programmée par les républicains, dénonçant la « trahison démocrate » envers les Palestiniens, qui a provoqué l’abstention de certains électeurs de gauche)… ou encore en Géorgie, où 8000 voix dans l’autre sens auraient inversé le résultat.
La décision en démocratie, surtout dans une société à « 50-50 » comme les États-Unis, ce ne sont pas seulement des masses qui votent de façon prévisible, mais aussi des strates parfois infimes qui viennent s’ajouter (ou se soustraire, par l’abstention) pour faire ultimement la différence.
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Retour au Moyen-Orient, avec la nécessité de bien nommer les choses : ici, le nettoyage ethnique. Celui, pratiquement accompli, de Gaza-Nord. Et celui, en cours de réalisation, en Cisjordanie… avec les encouragements du nouveau gouvernement américain.
Trump a proposé ce week-end que l’Égypte et la Jordanie — qui ont officiellement fait la paix avec Israël — accueillent chez elles les Palestiniens de Gaza. Il a dit qu’il exhorterait les dirigeants de ces deux pays, s’il le faut en faisant pression (tarifs ? sanctions ?), à accueillir ces populations, parce que « nous devons nettoyer tout cela ». Cette réinstallation « pourrait être temporaire ou à long terme ».
« Je préférerais m’impliquer auprès de certains pays arabes et construire des logements dans un autre endroit, où ils pourront peut-être vivre en paix, pour changer », a déclaré Trump dans ce qui voulait ressembler à une milliseconde d’empathie envers les Palestiniens.
Cette sollicitude feinte et le jeu sur le mot « nettoyage » (clean-up) sont en réalité un appui au désir du gouvernement israélien de se réinstaller dans au moins une partie de la bande de Gaza. Le tiers nord du territoire est un champ de ruines complet, une destruction méthodique, comparable à Varsovie en 1945.
À peine signé, l’accord de cessez-le-feu conclu avec le Hamas est violé. Le texte prévoyait le droit au retour « chez eux » (mettons-y des guillemets) de tous les Gazaouis, même si ce n’est que pour constater les ruines (parfois, même les rues ne sont plus visibles).
Mais des Palestiniens qui ont entamé le voyage ont été empêchés de se rendre à destination : plutôt que de permettre ce retour (vers le nord), l’armée d’Israël voudrait forcer le chemin inverse (vers le sud) des quelques dizaines de milliers d’obstinés qui vivotent toujours dans les environs de Jabaliya ou de Beit Hanoun.
En novembre, après une enquête de terrain, Oxfam-International a conclu que Gaza-Nord est un cas patent de « nettoyage ethnique ».
La volonté de nettoyage ethnique est transparente chez beaucoup de responsables israéliens, et pas seulement les deux ministres (ou ex-ministre, dans un cas) toujours cités que sont les « ultras » fascisants Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, qui nient l’existence du peuple palestinien, professent et appuient son élimination physique à Gaza et en Cisjordanie.
Il n’y a pas que ces deux-là. Des communications internes, remontant jusqu’au premier ministre, font état de nombreuses conversations sur le « départ volontaire » (souhaité) des Palestiniens de Gaza, ce qui est un euphémisme sanglant.
Du côté de la Cisjordanie, où la persécution des Palestiniens par les colons armés est endémique, où l’armée fait régulièrement — et avec force dommages collatéraux — des rafles contre la guérilla islamiste (au demeurant réelle) qui a essaimé de Gaza à Jénine et Naplouse… le discours israélien sur « l’annexion » revient en force, sérieusement.
Ce discours est explicitement encouragé par la camarilla trumpienne, qui se fait nommer ces jours-ci aux postes clés et multiplie les déclarations d’allégeance absolue à Israël et à ses visées territoriales :
« Peuple choisi par Dieu » (Hegseth, secrétaire à la Défense) ; « Il n’existe pas une telle chose qu’un Palestinien » (Huckabee, ambassadeur à Jérusalem) ; « Les Palestiniens empêchent les Israéliens de vivre en paix sur la terre qui leur revient » (Rubio, secrétaire d’État).
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L’expression « nettoyage ethnique » a un avantage sur le mot « génocide » qui, bien que codifié par le droit international, reste suprêmement politique et polémique. « Génocide ! » : c’est aussi une invective, un cri d’indignation, un de ces mots qui peuvent empêcher de penser et de débattre.
Tandis qu’« épuration ethnique », ça dit de façon descriptive, vérifiable et plus modeste (quoique grave) ce qui se passe sur un terrain délimité : le remplacement violent d’un groupe national par un autre. Par l’intimidation, la terreur ou la violence.
Comme l’est également l’expression « crime de guerre », qui met la barre plus bas, rend la démonstration plus convaincante… et plus proche de l’exigence camusienne de « la précision moralement nécessaire ». Un terme qui s’applique pleinement aux massacres de civils des 15 derniers mois, comme à l’horreur antisémite du 7 octobre 2023.
Pour joindre l’auteur : francobrousso@hotmail.com
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