Le «Menhir»
La beauté du reportage, c’est qu’il ébranle les idées reçues. On y part avec des conceptions toutes faites. On en revient transformé, parfois désarçonné. C’est l’épreuve de la vérité. C’est ainsi qu’un premier mai, à mon arrivée en France, je me suis naïvement rendu à la grande manifestation annuelle qu’organisait le Front national (FN) devant la statue de Jeanne d’Arc, place des Pyramides.
J’arrivais du Québec avec quelques idées préconçues. Au lieu de milices nazies, je me retrouvai au sein d’une foule bon enfant venue faire la fête et qui défilait en famille. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir parmi ces milliers de manifestants un fort contingent de Noirs issus de l’outre-mer qui m’ont expliqué qu’ils étaient avant tout français, peu importait leur couleur. J’ai ensuite interrogé de nombreux participants sur les déclarations antisémites de leur chef. Je n’ai trouvé personne pour les défendre, mes interlocuteurs paraissaient gênés de ces propos que la plupart jugeaient infamants. Le tout s’était terminé place de l’Opéra par un discours d’une éloquence rare à faire rougir la plupart des hommes politiques.
Ceux qui cherchent des vérités toutes faites ne devraient jamais sortir de chez eux ! En apprenant la mort de Jean-Marie Le Pen, à 96 ans, cette semaine, c’est ce souvenir qui m’est revenu à l’esprit. Le Front national serait-il donc un objet politique plus complexe que l’idée que je pouvais m’en faire dans mon confortable cocon québécois ?
Difficile de comprendre celui que l’on surnommait « le Menhir » sans rappeler qu’il était hier encore le dernier personnage politique issu de la IVe République. Cette figure à la fois honteuse et prémonitoire qui marqua 60 ans de politique française était un homme d’une autre époque tant par ses idées politiques, ses manières d’être et sa franchise que son vocabulaire truculent. Et il l’était encore plus depuis qu’il y a presque 10 ans, sa fille mit une fin abrupte à sa carrière politique, allant même jusqu’à l’expulser de sa nouvelle formation. On ne pouvait imaginer rupture plus radicale.
Ce Breton au tempérament aussi carré que ses épaules est né dans une maison au sol en terre battue. C’est lui qui, à 14 ans, ira reconnaître le corps déchiqueté de son père pêcheur sur la plage de Trinité-sur-Mer après qu’il eut sauté au large des côtes sur une mine allemande. Cela fabrique un homme, n’en déplaise aux petits plaisantins qui sabraient le champagne le soir de sa mort place de la République, où certains eurent même l’indignité d’appeler à la « lapidation » de sa fille. Comme si l’on pouvait se réjouir de la mort d’un homme.
Durant tout son parcours, le fondateur du FN n’aura de cesse de se revendiquer de certains porte-drapeaux de l’extrême droite et de la collaboration, comme l’antisémite notoire Robert Brasillach fusillé à la Libération. C’est au point où l’on peut se demander si ce trublion voulait réellement le pouvoir tant il multiplia les saillies antisémites et homophobes. La plus connue et la plus infâme étant celle de 1987 (réitérée par la suite), où il qualifiait les chambres à gaz de « détail de l’histoire ». Une abjection dont il ne s’excusera jamais — d’ailleurs, s’est-il jamais excusé de quelque chose ? Selon le politologue Jean-Yves Camus, cet indéniable antisémitisme exprimait une adhésion « aux préjugés du sens commun davantage qu’à un antisémitisme doctrinal ».
Le FN n’existerait probablement pas sans la guerre d’Algérie où cet ancien d’Indochine ira combattre. Comme tant d’autres et non des moindres — pensons à François Mitterrand, qui fut alors un ministre de l’Intérieur à poigne —, Le Pen a cru à ce rêve colonial, utopique et suicidaire d’une Algérie française auquel, par référendum, Charles de Gaulle mettra heureusement un terme. Le paradoxe veut que le général ait donné son indépendance à l’Algérie afin que son village, Colombey-les-Deux-Églises, ne devienne pas « Colombey-les-Deux-Mosquées ». Une formule que n’aurait pas reniée Jean-Marie Le Pen.
Dans les années 1980, c’est Mitterrand — dont on se souviendra qu’il fut décoré par Pétain — qui le propulsera sur le devant de la scène afin d’en faire l’ennemi rêvé de la gauche et de diviser la droite. Une stratégie qui a marqué 40 ans de politique française puisque cette dernière est toujours aussi morcelée et que la première n’a plus d’autre programme que de combattre un fascisme imaginaire à une époque où ceux qui pactisent avec l’antisémitisme sont paradoxalement passés à gauche. C’est à se demander laquelle, de la droite ou de la gauche, est aujourd’hui le plus en deuil.
On ne doit pas s’étonner qu’abandonnés au marché, les « petits » et les « sans-grade », comme il disait, se soient reconnus dans le discours de ce patriarche au franc-parler. D’ailleurs s’il y avait quelqu’un à qui le comparer, ce serait sans doute à son frère jumeau de gauche, le coloré secrétaire général du Parti communiste, Georges Marchais, qui, au nom d’une idéologie tout aussi mortifère, couvrit tous les crimes et les goulags de Moscou. Étrangement, personne n’est allé danser sur sa tombe.
Ce n’est pas excuser son antisémitisme virulent que de reconnaître que sur nombre de sujets sur lesquels la gauche et la droite détournaient le regard, Jean-Marie Le Pen eut un instinct politique prémonitoire. Que l’on pense au déclin civilisationnel, à la montée de l’islamisme, au recul de la France et surtout à la « submersion migratoire ». Des questions qui sont aujourd’hui au cœur des débats de tous les pays occidentaux.
Voilà qui fera dire à l’écrivain Philippe Muray que « de lui-même, Le Pen n’est rien », sinon « la figure que prend la réalité lorsque toute une société en mutation technoïde la chasse par la porte et qu’elle revient s’inviter au festin ».
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.