La liste de nos envies
La neige est bel et bien tombée sur nos chemins du matin. En Estrie, elle chute encore au moment où j’écris ces lignes, véritables petites pelures du ciel qui nous chuchotent un espoir de vivre un Noël qui échapperait aux inéluctables dérèglements climatiques. Il pourrait peut-être même y avoir de la neige aux rebords des fenêtres, comme dans nos films d’enfants, comme dans nos souvenirs qui nous rendent parfois plus vivants que nos présents (dans tous les sens du mot).
La magie opère mieux sous le blanc. Pour peu qu’on y mette l’énergie, on pourra se bercer dans l’illusion que nous vivons encore dans un monde qui ne fond pas, qui ne brûle pas, qui ne déborde pas, qui reste tempéré, dans la nature comme dans les échanges entre les humains qui l’habitent. Oui, nous avons parfois besoin de tout recouvrir de blanc, pour tolérer le monde un peu plus et nous éviter les angoisses que suscite la rencontre trop directe avec l’asphalte du réel.
Cette semaine, chaque matin, en même temps que le café, j’ai pu cueillir, avec une joie décomplexée, vos mots reçus du calendrier de l’avent. Vous avez joué le jeu, celui de cette introspection à laquelle nous convoquent aussi les quelques restes ancestraux que nous portons encore au corps et qui nous poussent à nous soustraire momentanément à cette époque criarde, pour nous réfugier dans ce qui nous fait humains, aussi ; nos pensées, notre intériorité, notre conscience et le fil réflexif de celle-ci.
Je vous ai suivis comme on suit ces premiers pas dans la neige, qui nous donnent cette impression soudaine d’être de grands explorateurs qui foulent pour la première fois de vastes territoires inhabités. Vous m’avez raconté vos Noëls merveilleux de l’enfance, ceux qui vous ont déchiré le coeur, aussi, comme celui où vous avez pleuré devant un sapin dénué d’enfants, alors qu’ils célébraient ce moment dans un ailleurs qui vous semblait alors si loin, trop loin.
Vous m’avez parlé de ce Noël qui pourrait être votre dernier, malgré votre jeune âge, parce que c’est vous que la maladie a choisi pour implanter son empire. « Le général de l’armée de terre s’attend au pire » m’avez-vous écrit en clin d’oeil à nos âges qui se ressemblent, dans la culture et dans les référents. Vous m’avez critiquée gentiment sur mon choix de dates proposées. Parce que le 6 décembre, j’aurais dû, oui, vous avez raison, vous demander quel était votre deuil, en mémoire de celles qui sont parties sous les balles d’un antiféministe, il y a 35 ans, et qui, dans nos coeurs, restent imprimées en noir et en rouge. Même sous des tonnes de blanc, elles ne disparaissent pas, non.
Ce sont les mots de mon amie Geneviève Paquette, professeure en psychoéducation à l’Université de Sherbrooke et spécialisée en violences sexuelles, qui, pour moi, résument si bien l’empreinte laissée en nous, de ce jour noir de 1989 : « Je pense qu’encore aujourd’hui, on sous-estime l’effet qu’a eu cet attentat antiféministe sur nous, les jeunes femmes de cette époque ou peut-être bien sûr toutes les femmes, peu importe leur âge. Depuis, il y a toujours une peur de s’exprimer et, ce faisant, d’attiser cette haine des femmes qui couve chez certains. Le problème étant qu’on ne sait pas chez lesquels. C’est une menace diffuse. Elles étaient nous, elles étaient comme nous. Elles avaient des rêves et l’avenir devant elles. Nous ne les oublierons jamais. »
C’est en mémoire d’elles aussi, et en résonance avec tous les conflits qui surgissent à l’approche des Fêtes dont on me parle dans la clinique, que j’ai songé à ces autres pistes de réflexion que je lance vers vous, dans la poursuite de ce calendrier de l’avent qui nous mènera ensemble vers la fin de l’année.
Je vous propose que nous prenions le milieu du mois pour aller loin sous la lumière, dans ces coins sombres de nous, ceux que l’on plaque sur l’extérieur. Exercice difficile, certes, mais ô combien nécessaire lorsqu’on se prend à rêver d’un monde où il y aurait moins de relations de domination, de volonté d’écraser, ou de ressentiment, surtout. « Les êtres de ressentiment, pour qui la véritable réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne se dédommagent qu’au moyen d’une vengeance imaginaire », comme le disait Nietzsche, prennent encore tant de place dans les échanges que nous avons entre nous, intimement et publiquement. Parmi les émotions les plus accablantes trône bien au haut de la liste l’envie, qu’il nous faut distinguer de la jalousie, souvent confondues dans le langage commun.
La jalousie concerne la crainte de perdre quelque chose que nous avons. Cela peut nous ronger le coeur, nous le tordre à l’envers, comme une guenille de laquelle nous extirperions de l’encre acide, noire et si douloureuse à éprouver. L’envie, toutefois, est bien plus destructrice, puisqu’elle concerne le désir de posséder quelque chose que nous n’avons pas, mais que nous voyons chez l’autre, avec aisance, naturel, comme si la chose qui nous fait tant envie lui était due, à cet autre.
Chez la psychanalyste Mélanie Klein, l’envie, « c’est le sentiment de colère qu’éprouve un sujet quand il craint qu’un autre ne possède quelque chose de désirable et en jouisse, l’impulsion envieuse tend à s’emparer de l’objet et à l’endommager ». C’est ainsi que l’envie porte vers la destruction de l’autre, encore davantage que la jalousie, qui, si elle peut mener à des dérives agressives diverses, n’implique pas la destruction au premier chef.
Ce qu’il y a de beau, avec la déconstruction de l’envie, c’est qu’une fois dépouillée de la haine, l’envie nous renseigne seulement sur ce qui pousse en nous, tels des bouquets de désirs qui nous propulsent vers demain. Si ces désirs nous sont interdits, il arrive qu’ils se déguisent en envie, et qu’ils détruisent plus qu’ils ne réjouissent.
La plupart des conflits interpersonnels que nous vivons convoquent l’une des deux facettes de cette médaille dont personne ne veut, mais qui, qu’on le veuille ou non, pend au cou de la plupart d’entre nous.
Parce que l’ingrédient premier, dans toute résolution conflictuelle, n’est pas la communication non violente, les phrases au « je » ou même la sacro-sainte bienveillance, mais bien ce miroir tourné vers soi, qui nous permet de nous regarder sans complaisance, de récupérer nos projections et de comprendre ce qui nous appartient dans ce que nous mettons nous-mêmes en place, parfois en toute inconscience, dans nos conflits, je nous propose une semaine avec, chaque matin, une petite porte à ouvrir, et, derrière elle, un joli miroir à poser là où l’on n’a pas envie de regarder.
Appel aux récits
9 décembre. La personne avec laquelle je suis en conflit, est-ce que je lui envie quelque chose ? 10 décembre. Mon ressentiment prend quelle forme, quels mots ? 11 décembre. Qu’ai-je peur de perdre le plus ? 12 décembre. De qui aimerais-je le plus recevoir des excuses ? 13 décembre. À qui aimerais-je le plus offrir des excuses ? 14 décembre. Quels sont les désirs que je ne me permets pas et que j’envie chez les autres ? 15 décembre. Si je me dépouillais de sentiments honteux, quels seraient-ils ? Écrivez à nplaat@ledevoir.com
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.