La jungle, une chronique à quatre mains

Je lui demande s’il est d’accord avec les résultats préliminaires publiés cette semaine par le groupe de recherche GRIS.

Il me demande d’abord : « Vas-tu le mettre dans ta chronique ? » Je réponds par l’affirmative en ajoutant que, s’il le souhaite, « on peut l’écrire ensemble, cette chronique ». Nous sommes un soir de semaine, sur un janvier qui fait nuit, et nous discutons de la « jungle du secondaire », selon ses propres mots. Le ton est léger, le repas prend des airs qui me font plaisir, puisqu’il s’étire. Les enfants le savent, m’agacent avec ce reste d’Européenne qui me traîne dans le sang et les souvenirs : les repas, c’est fait pour s’asseoir longtemps, manger lentement et se dire des choses importantes, comme « comment tu vas ? ».

Je suis à cet âge surprenant où ces rituels qui me pesaient enfant sont devenus sacrés et où c’est moi, maintenant, la « daronne » qui traverse l’adolescence de son enfant en acceptant régulièrement de me faire lire jusque dans mes racoins les plus sombres, de me faire placer devant mes incohérences nombreuses et de me faire enseigner la juste distance à tenir dans le lien. Il me semble que c’était hier où c’était moi qui levais les yeux au ciel devant le cirque si apparent de la vie adulte, moi qui avais cette impression de tenir la vérité, de la « ressentir », violemment parfois. C’était hier, oui, mais maintenant, c’est aussi moi qui, depuis la maladie, me rappelle souvent que je suis simplement chanceuse d’être encore une mère pour eux, vivante, là pour les embêter aussi.

Du haut de son expérience des 18 derniers mois en territoire d’école secondaire, il veut bien me dire ce qu’il pense de notre supposée évolution sociale des cours d’école, de la lutte contre l’intimidation, des histoires qu’on se raconte peut-être un peu pour se rassurer, nous, les adultes. Ce n’est que lui, que son point de vue, évidemment. Nous sommes dans l’intime et, inutile de le dire, cette chronique ne constitue pas des données de recherche. Il s’agit d’une conversation, unique, avec un adolescent de 13 ans, élevé dans une famille de gauche qui, en gros, aime surtout prôner l’ouverture à l’autre, l’inclusion, tout autant que les débats, les vrais débats d’idées, qui permettent de construire une pensée tout en parlant, sans crainte d’être humilié.

Il s’agit aussi d’une famille où l’intimidation subie dans les cours d’école s’est malheureusement transmise de mère en fils, puisque le primaire de mon fils et le mien se ressemblent, comme si aucune transformation sociale n’avait eu lieu, dans cet écart de 30 ans, un peu comme si l’éducation à l’ouverture, aux comportements prosociaux, ne reposait pas que sur des plans d’intervention aux nobles intentions, sur des campagnes de sensibilisation et sur des discours plaqués, mais qu’ils devaient aussi s’incarner dans une culture globale, partagée par les parents, les voisins, les médias, les dirigeants.

De 1985 à 1991, et de 2016 à 2023, il y a en effet peu de différences dans les trajectoires de deux êtres plutôt sensibles, qui ne répondent pas aux critères d’inclusion du groupe dominant des cours d’école.

Alors que j’avais sauté ma première année, que j’étais affublée d’un nom de famille insupportable en terre québécoise et que j’apportais à l’école des lunchs avec, dedans, de la blanquette de veau ou des recettes françaises qui ne ressemblaient pas au spaghetti « sauce-à-viande » et autres pâtés chinois de mes camarades, mon fils, lui, aimait la musique, pleurait systématiquement lorsqu’il croisait une personne en situation d’itinérance, n’aimait pas les sports et n’y « performait » pas bien, se sentait plus près des filles dont il était entouré et ne tolérait pas qu’un enfant soit exclu dans les activités.

Tout du long de notre scolarité primaire, nous avons vécu des situations de rejet et d’autres humiliations, avons cherché comment prendre notre place dans les classes où les qualités que nous avions étaient parfois — pas toujours — soutenues par les enseignants, mais ne nous garantissaient pas du tout une place parmi nos pairs.

Sur les marches de son école primaire, il a laissé bien des choses, comme moi avant lui, notamment cet espoir qu’une quelconque politique de « tolérance zéro », appuyée par une direction ou un professionnel, l’aiderait à trouver sa sécurité et sa place parmi les siens. C’est un dur constat. Et il importe évidemment de ne pas le généraliser. Les moyens d’intervention pour contrer l’intimidation se sont raffinés. Il existe des gestes qui sont encadrés davantage et des mesures réelles qui, en étant prises, changent des choses dans la vie de personnes qui subissent de l’intimidation.

Mais, nous le savons aussi, les manières d’humilier, d’exclure et de semer la honte se sont, elles aussi, raffinées, réussissant parfois à contourner les meilleures intentions de l’établissement scolaire.

« La recherche réalisée par le groupe, du moins dans ses premières données, avance que l’intolérance face à la diversité sexuelle augmente chez les ados. Tu en penses quoi, toi ? »

« C’est une évidence, voyons ! Même les gens qui ont des tendances homosexuelles ne vont pas l’admettre, ils vont dire “Ark, non, c’est gai, ça”. Dire que tu es homophobe, ça te donne du crédit. »

« Toi, tu dis quoi ? »

« Moi, j’ai décidé que la meilleure manière de survivre dans cette jungle, c’est l’indifférence. »

C’est bien connu, la jeunesse est experte lorsqu’il s’agit de placer la génération qui l’éduque devant ses incohérences. Le phénomène de l’intolérance s’incarnerait donc ainsi chez nos jeunes ? Sommes-nous surpris ? Il faut voir s’agiter sur les réseaux sociaux les vagues de cette intolérance depuis la publication de ces données. Peu importe où nous nous trouvons sur l’échiquier des valeurs, ces données et les critiques qu’elles suscitent, agissent telle une mise en abyme de notre échec collectif à avoir profondément transformé notre culture d’accueil face à la différence.

Il devient ridicule, en effet, aux yeux de nos adolescents, de nous regarder prôner la fin de l’intimidation, quand ils nous voient voter ou appuyer de grands intimidateurs, approuver des discours qui ferment toute possibilité de dialogue, ridiculiser les gens qui ne pensent pas comme nous et célébrer de manière non assumée des valeurs de performance, de réussite individuelle bien plus que des valeurs d’inclusion et de vivre-ensemble.

Pour terminer, je lui ai demandé de quoi il avait dû le plus se départir depuis le primaire, pour avancer dans « la jungle ». J’ai osé proposer « ton innocence ? » devant son premier silence. Il a levé les yeux au ciel, avant de lancer, de but en blanc, sans hésiter : « Ma sensibilité. »

Je n’en suis pas encore remise au moment où j’écris ces lignes.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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