Le journalisme et les émotions

Janvier n’est pas terminé, mais l’année 2025 a déjà été longue. Et ce n’est pas qu’une figure de style. On sait depuis Einstein que le temps se dilate et que l’espace se contracte en fonction de la vitesse de l’observateur. C’est physique. Dans un monde dont la transformation ne cesse de s’accélérer, bien sûr que chaque semaine peut sembler éternelle. Et qu’on peut avoir le sentiment d’étouffer.

Le pays traverse une crise politique — et éminemment, jusqu’à preuve du contraire, une grave crise économique, et ce, au sein d’un ensemble de démocraties libérales en crise, et ce, dans un monde géopolitique de plus en plus instable, et ce, sur une planète dont les écosystèmes et les climats se dérèglent à un rythme jamais vu. L’actualité vous inquiète ? Félicitations, vous passez le test CAPTCHA : vous êtes bien un humain et non un robot.

Pourtant, cette humanité est-elle toujours entièrement prise en compte dans la manière dont on présente l’information ou alimente le débat public ? Voici des exemples de traitements de la nouvelle où, à mon humble avis, on l’échappe royalement.

1. « Ce n’est pas une surprise. » On l’a répété souvent lundi, alors que Donald Trump livrait un discours, puis signait une série de décrets exécutifs dont les conséquences étaient pourtant séismiques. Certes, on connaissait les détails de son programme. En ce sens, nous sommes tous d’accord, il y avait là peu de surprises. La réélection même de Trump était pour beaucoup d’observateurs peu surprenante. Les déficits stratégiques et moraux du camp démocrate étaient flagrants. Il est tout à fait correct de le nommer.

Là où le bât blesse, c’est lorsqu’on parle de l’absence de surprise pour nier la légitimité du choc. On sait pourtant que même si la mort d’un proche malade était imminente, il y a tout de même un choc à accuser à son dernier souffle et pour lequel on n’est jamais complètement préparé. Et puis un deuil.

Le retour de Trump peut représenter un choc et un deuil pour toutes les femmes qui souhaitent disposer de leur corps avec autonomie et sécurité, toutes les féministes qui se sont battues pour que les agressions sexuelles cessent d’être traitées comme des banalités, les personnes LGBTQ+ qui voient leurs droits à la santé, à la liberté, à la sécurité et au respect reculer, les familles issues de l’immigration qui s’inquiètent pour leur parenté au sud de la frontière.

Les images de Trump peuvent travailler aux tripes les gens de cœur qui ont voulu faire reculer les inégalités raciales en Amérique du Nord, les gens sensibles qui auraient voulu que nos leaders en fassent plus pour empêcher que trop de coins du monde brûlent bientôt avec la Californie, les gens de tête pour qui la science, les faits et la vérité devraient jouer un rôle clé en démocratie, les gens de paix qui souhaiteraient ne pas voir la violence politique se faire applaudir et les gens de bon sens qui préfèrent que l’économie canadienne n’en prenne pas plein la figure.

Le « ce n’est pas une surprise » peut apparaître comme une manière cynique et faussement détachée de ne pas reconnaître la validité de ce qui traverse tous ces gens. Au total, ça fait beaucoup de monde.

2. « C’est la démocratie ». Bien sûr que Trump l’a emporté démocratiquement. J’ai un problème, ici, avec les « c’est la démocratie » balancés en impliquant que ce qui est démocratique est nécessairement juste.

Il y a les femmes et un ensemble de minorités dont les intérêts ont longtemps été très, très mal servis par des régimes démocratiques. C’est pourquoi la défense des droits, un système bien imparfait mais qui fait œuvre utile, a été mise en place. La démocratie peut tout à fait rimer avec oppression : les coups d’une violence d’État démocratiquement choisie ne font pas moins mal.

Lorsqu’on répond « c’est la démocratie » aux gens qui ont peur des conséquences politiques des régimes comme celui de Trump, on est dans le déni de ce que la démocratie peut produire. Si on a besoin d’un rappel à la réalité de ce que les démocraties libérales sont capables, il suffit d’aller voir des images de Gaza en ces premiers jours après le cessez-le-feu.

La démocratie, ce n’est pas qu’un résultat électoral selon des modes de scrutin archaïques tous les quatre ans. C’est aussi la somme des actions que chacun produit pour contribuer à sa société. Lancer « c’est la démocratie » pour encourager la passivité citoyenne quant à ce qui nous inquiète est en fait un appel à l’affaiblissement de la démocratie.

3. Étourdir les gens avec une pluie d’informations sans même reconnaître que c’est étourdissant. Au lendemain de l’élection de Trump, à la télévision, j’ai pris quelques secondes pour nommer l’ambiance de deuil dans les rues de Montréal. J’ai été surprise par les messages de remerciement reçus pour cet acte tout simple. Bien que les analyses plus statistiques et cérébrales soient on ne peut plus utiles et très bienvenues, il semble que le bombardement de faits soit suffocant à la longue. Bien des téléspectateurs peuvent se sentir seuls dans ce désarroi — jusqu’à ce qu’il soit nommé. On se sent moins fou s’il est dit qu’il est normal de se sentir tous un peu devenir fous.

Ce que les trois éléments ci-dessus ont en commun, c’est un déni ou un effacement de l’effet émotionnel réel de l’actualité. Quelles en sont les conséquences ? Une piste de réponse nous est donnée dans le Digital News Report 2024 de l’Institut Reuters. On y apprend que 39 % des personnes dans le monde évitent parfois ou souvent les nouvelles, comparativement à 29 % en 2017. Le même rapport nous dit que 41 % des Canadiens se sentent « usés par la quantité de nouvelles », comparativement à 28 % en 2019.

À moins que le journalisme évolue pour mieux prendre en compte ce que les nouvelles suscitent non seulement dans la tête, mais aussi dans le cœur des gens, je crains que de plus en plus de personnes pourtant soucieuses du sort du monde évitent sciemment notre travail.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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