James Bond à Québec

En août 1943, Ian Fleming, le créateur de James Bond, est à Québec. Il n’est pas là pour écrire un roman, mais à titre de commandant du 30 Assault Unit, un commando chargé d’infiltrer les territoires ennemis pour y récolter des renseignements. Officier du renseignement naval britannique depuis 1939, Fleming, issu de l’establishment de son pays, ne va pas directement sur le terrain. Son rôle consiste plutôt à planifier ces délicates opérations.

Mais que fait donc à Québec ce stratège militaire de 35 ans qui, comme le héros qu’il créera neuf ans plus tard, aime l’alcool, les femmes et fume comme une cheminée ? Prend-il des vacances pendant que la guerre qui menace son pays fait rage en Europe et en Asie ?

Non, au contraire. Avec les huiles « des quartiers généraux de la défense et des cabinets ministériels des États-Unis et de la Grande-Bretagne », chapeautées par le président Roosevelt et le premier ministre Churchill, il prépare la suite de la guerre, au moment où les Alliés entrevoient la victoire contre l’Allemagne, l’Italie et le Japon.

C’est ce que raconte, avec un luxe de détails, Charles André Nadeau dans Churchill et Roosevelt à Québec (Septentrion, 2024, 246 pages). Ancien officier de la Marine canadienne et spécialiste de la stratégie navale, Nadeau, à la retraite, a obtenu une maîtrise en histoire à l’Université Laval. On constate, à le lire, qu’il connaît le tabac militaire et historique.

À l’été 1943, le monde est toujours en feu, la guerre bat son plein, mais le vent a tourné depuis quelques mois. L’Allemagne, qui raflait tout depuis 1939, « se retrouve dans une posture défensive », l’Italie est aux abois et le Japon piétine. Churchill et Roosevelt, dirigeants de deux des trois principaux pays alliés — l’autre étant l’Union soviétique de Staline —, se sont déjà rencontrés cinq fois depuis 1941 pour coordonner l’effort de guerre.

Afin de préparer la suite, Roosevelt souhaite une réunion au sommet à trois, en Alaska, incluant Staline, mais ce dernier ne répond pas à l’invitation. Le président américain invite donc le premier ministre britannique à Québec, une ville qu’il connaît et aime, pour l’avoir visitée en 1936. Le gouvernement du Canada, dans cette affaire, doit se contenter des statuts d’hôte et de figurant. Roosevelt et Churchill rencontreront le premier ministre King, mais ce dernier ne sera jamais au cœur du processus décisionnel.

De 17 au 24 août 1943, dans un Château Frontenac vidé de ses clients habituels — même Maurice Duplessis, chef de l’opposition à Québec, devra quitter les lieux —, les délégations politiques et militaires américaines et britanniques discutent du sort du monde. Des journalistes provenant de plusieurs pays alliés, logés à l’hôtel Clarendon, fourmillent dans la ville, mais en sont réduits à rapporter les mondanités liées à l’événement puisque les pourparlers demeurent secrets.

En se fiant à des documents du département d’État des États-Unis et aux journaux personnels de certains des acteurs clés de l’événement, Nadeau fait ressortir que, lors de cette première conférence québécoise nommée Quadrant, Roosevelt impose à Churchill, qui souhaite mettre l’accent sur l’invasion de l’Italie, la priorité de l’opération Overlord, c’est-à-dire ce qui deviendra le fameux débarquement en Normandie.

« À Québec, note Charles André Nadeau, Churchill cesse en somme d’agir comme maître d’œuvre des campagnes anglo-américaines » et est contraint de laisser son rôle de chef de file à Roosevelt. Au cours de cette même conférence, les deux hommes signeront un accord sur la fabrication de l’arme nucléaire, qui sera utilisée deux ans plus tard au Japon.

En septembre 1944, Québec redevient le centre du monde en accueillant les mêmes délégations lors de la conférence Octagon, dixième rencontre en temps de guerre entre Roosevelt et Churchill. La victoire des Alliés, alors, ne fait presque plus de doute et la tension se relâche un peu. Duplessis, toujours logé au Château Frontenac, mais redevenu entre-temps premier ministre du Québec, peut même garder sa chambre.

Les discussions militaires qui avaient dominé Quadrant s’accompagnent cette fois de fortes considérations politiques et confirment le statut de maître d’œuvre des États-Unis. La partition du territoire allemand en zones qui seront occupées par les vainqueurs est à l’ordre du jour, de même que le plan Morgenthau, du nom du secrétaire au Trésor des États-Unis, qui préconise une désindustrialisation de l’Allemagne visant à l’empêcher de se relancer en guerre. Ce plan, considéré comme une dangereuse humiliation pour le pays défait et contesté par la Grande-Bretagne, sera abandonné en 1946.

C’est fou, quand on y pense : c’est à Québec, chez nous, que le sort du monde s’est en partie joué il y a 80 ans.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo