Les invisibles
Au dépanneur de la station-service, au milieu de la neige sale et des effluves d’essence, les portes automatiques refusent de s’ouvrir. Par la fenêtre, la caissière fait signe à l’homme de bouger les bras, de s’agiter, afin que l’œil magique le repère et active le mécanisme des portes. Rien à faire. Quelqu’un d’autre arrive. Les portes s’ouvrent tout de suite. Comme la mer devant Moïse.
Aux toilettes, la distributrice automatique de savon est-elle en panne ? Impossible en tout cas d’en tirer quoi que ce soit. L’eau ne jaillit pas non plus du bec du robinet. Il a beau passer et repasser les mains sous le capteur censé activer le jet, pas même la plus petite goutte ne perle. Les autres clients qui se lavent les mains en même temps n’éprouvent aucun problème.
Jusqu’à quel point certains d’entre nous sont-ils invisibles dans la société d’aujourd’hui ?
Il semble que nous passions, au minimum, huit heures par jour rivés devant nos écrans, ce voile pixélisé devant lequel nous croyons envisager la réalité. Par habitude de cette servitude, nous consultons notre téléphone à tout moment, accrochés à nos services de messagerie comme un pèlerin à son chemin de croix.
Notre visage et nos empreintes digitales servent de sésames pour accéder à la caverne des données numériques. Parfois, il arrive tout de même que nos appareils ne nous reconnaissent pas, même s’ils sont précisément configurés à cette fin. Rien de rien ne fonctionne plus alors, sinon des codes. Est-ce que nous existons vraiment autrement que comme des numéros dans cet univers numérique ?
Voici un moment de l’histoire où il vous est recommandé à la ronde de quitter des plateformes numériques parce que leurs propriétaires ont décidé de tout laisser passer, au prétexte de leurs vœux d’allégeance à Donald Trump. Le fact-checking s’est fait couper le cou. Encore faut-il croire qu’il existait vraiment en ces lieux-là où la censure apparaît depuis longtemps plus aveugle que lucide. Essayez par exemple d’évoquer la situation des Palestiniens sans vous retrouver isolé comme un pestiféré. Ces lieux-là sont d’abord devenus des supports à publicité très ciblés. L’essentiel des revenus publicitaires transite désormais de leur côté. Tout le reste ne compte en vérité pour rien. C’est bien ce que nous confirme l’actualité.
Devez-vous aujourd’hui faire un geste en migrant de la plateforme X d’Elon Musk pour gagner le Bluesky de Jay Grager ou le Mastodon créé par Eugen Rochko ? Faut-il migrer de la même manière de Facebook parce que Mark Zuckerberg, son grand patron, a retourné sa veste dans une profession de foi virilo-trumpiste ? Ces milliardaires, des citoyens en peau de lapin toujours prêts à verser des larmes de crocodile, se comportent plus que jamais comme des fauves.
À la prochaine révolution, au nom de la souveraineté de leur empire numérique respectif, qui sait si ces grands patrons ne retourneront pas jusqu’à leur pantalon.
En attendant, en agitant l’exaltation d’un sentiment national de pacotille, ils ont pris à l’hameçon la population pour poursuivre la refondation des modalités de son exploitation. Pour assurer ses débouchés et ses approvisionnements en main-d’œuvre bon marché, la Silicon Valley a mis en place des modalités pour marteler ses messages, tout en détournant l’attention des effets de la paupérisation massive de larges couches de la population.
Bill Gates vient d’affirmer qu’il est sorti impressionné d’un dîner de trois heures avec Donald Trump, lequel vient de lancer sans complexe une cryptomonnaie. Pour la cérémonie d’investiture du nouveau président américain, ils sont tous là, les tech bros. Tim Cook d’Apple, Elon Musk de Tesla et SpaceX, Mark Zuckerberg de Meta, Jeff Bezos d’Amazon, Sundar Pichai d’Alphabet et même Shou Chew de TikTok. La portion américaine de cette dernière entreprise pourrait être acquise sous peu par Elon Musk, à la suite d’un retournement dont Trump a le secret.
Musk a dépensé au minimum 250 millions pour faire élire Trump. À la suite de cette élection, sa fortune a atteint des sommets stratosphériques. La valeur nette de Musk a grimpé de 84 %. Elle est passée, estiment les experts, de 264 milliards de dollars à plus de 485 milliards. Avec près d’un demi-billion en poche, l’homme le plus riche du monde cumule, en quelque sorte, le salaire annualisé de près de 10 millions d’ouvriers payés 50 000 $ chacun.
Patron sans précédent dans l’histoire de l’humanité, Musk se présente sous le titre décomplexé de « Techno King ». Voici donc un monarque des temps nouveaux, flanqué de gros barons et seigneurs, devant la masse de ses serfs. Jusqu’où s’étendra leur emprise ?
Faites une expérience. À l’enseigne de la plateforme de communication X, essayez d’ouvrir un nouveau compte. Puis ne bougez pas même le petit doigt. Faites le mort. Attendez. Patientez. Ne donnez aucun signe à l’algorithme qui soit susceptible de l’orienter. Surtout, ne consultez rien. Des journalistes de France 2, la télévision française, ont tenté l’expérience. Après quelques heures seulement, ils étaient déjà submergés des publications de Musk lui-même et de ses amis trumpistes chéris.
Peu importe vos idées, ces plateformes se proposent de vous fourguer les leurs en priorité. Nous ne sommes plus à l’ère de l’information. Nous entrons dans une époque de gavage.
Le petit oiseau bleu de Twitter a du plomb dans l’aile. Sur X, il est question désormais d’un « vibe shift » tout noir. C’est l’expression utilisée par la droite décomplexée pour célébrer le triomphe des technofascistes. Est-ce seulement l’ambiance autour de nous qui change ?
Les « standards de la communauté », comme cela est encore dit sans rire sur pareilles plateformes, ressemblent désormais au mieux à des tartufferies. Oui, cachez ce sein que les bigots ne sauraient voir. Mais laissez par ailleurs l’humanité être égorgée, sans rien dire, par les nouveaux monarques.
Les complotistes, les fascistes et les trumpistes de tous les pays se donnent la main pour former une internationale réactionnaire vouée à reféodaliser le monde. Et devant ces maîtres, nous sommes invisibles. Peut-être parce qu’ils ont d’abord su nous rendre aveugles.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.