Innovation et poudre aux yeux
Il faut être complètement déconnecté de la technologie pour ne pas avoir été touché par l’intelligence artificielle (IA). Elle occupe une place importante depuis la démocratisation des modèles génératifs comme ChatGPT, mais on remarque qu’un nouveau phénomène fait son apparition dans les entreprises : l’AI washing.
De plus en plus, les entreprises abusent de l’utilisation de l’IA à des fins de marketing ou pour gonfler artificiellement la valeur perçue de leurs produits, de leurs services ou de leurs entreprises. Certaines peuvent exagérer les capacités de leurs solutions technologiques sans jamais fournir de preuves tangibles.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Nous l’avons observé avec l’investissement responsable (par le biais de l’écoblanchiment), lors de la bulle technologique des années 2000 liée aux firmes « point com », il y a quelques années dans les entreprises de transformation de marijuana, ou encore plus récemment avec les cryptomonnaies et la chaîne de blocs (blockchain). Ces tendances partagent toutes une promesse ambitieuse, souvent disproportionnée par rapport à la réalité, qui attire l’attention des investisseurs et du public.
Ces abus de langage ne sont pas seulement une stratégie de marketing. Ils traduisent également une course effrénée pour rester pertinent dans un monde dominé par la technologie. Pourtant, l’histoire nous apprend que ce ne seront pas toutes les entreprises surfant sur une vague d’innovations qui vont survivre.
Depuis l’époque d’Alan Turing et de sa machine capable de décrypter les codes nazis, l’IA a connu une croissance exponentielle. Ce terme forgé en 1956 a traversé des décennies de réflexion et de développement. Pourtant, ce n’est qu’avec l’émergence récente d’applications comme ChatGPT que l’IA est devenue tangible pour le grand public. On ignore parfois que l’IA est tout autour de nous depuis longtemps.
De la prédiction météo aux algorithmes de recommandation musicale, en passant par les technologies d’assistance à la conduite, l’intelligence artificielle fait déjà partie intégrante de notre quotidien. Mais alors, pourquoi cet engouement soudain ? Et surtout, pourquoi certaines entreprises cherchent-elles à surévaluer leur utilisation de l’IA ?
Les entreprises espèrent souvent exploiter cet engouement pour augmenter leurs ventes ou attirer des investisseurs. Mais, à long terme, leur crédibilité est en jeu. Il ne suffit pas d’utiliser des technologies avancées pour faire réellement de l’IA. Comme le souligne un article de l’Economist, les entreprises financières ont massivement investi dans l’IA, car elles espéraient des gains d’efficacité et de rentabilité. Or, ces promesses n’ont pas toujours été tenues.
Les défis techniques, comme la qualité des données ou les limitations algorithmiques, combinés à une réglementation accrue, ont conduit à une réévaluation des attentes. Certaines institutions réorientent même leurs budgets vers des technologies plus éprouvées, lassées des résultats décevants de l’IA.
Pour les consommateurs, il alimente des attentes irréalistes et peut les pousser à investir dans des produits surévalués ou inefficaces. Imaginez un logiciel de gestion de données vendu comme « révolutionnaire » grâce à l’IA alors qu’il n’utilise qu’un simple algorithme statistique. Ce genre de pratiques nourrit la confusion et nuira à la confiance envers les véritables innovations.
(Re)lisez notre dossier sur l’IA
Malgré ces dérives, on aurait tort de minimiser l’importance de l’IA dans nos vies. Nous vivons dans un monde saturé de données, et l’IA excelle précisément dans ce contexte. Plus elle est nourrie de données, plus ses prédictions deviennent précises. Qu’on le veuille ou non, nous utilisons déjà l’IA avec nos assistants vocaux, les suggestions de Netflix, ou encore pour des diagnostics médicaux. Ce ne sont pas des machines à penser, mais des machines à prédiction.
L’IA soulève des questions éthiques et sociales majeures. Des chercheurs comme Jonathan Durand Folco mettent en garde contre une dynamique où l’IA, en concentrant richesse et pouvoir dans les mains de quelques acteurs, pourrait aggraver les inégalités et amplifier les déséquilibres sociaux.
De plus, l’automatisation croissante de certaines tâches risque de marginaliser certains travailleurs, ce qui exige une réflexion sur la répartition équitable des bénéfices de cette technologie. Selon certaines études, 30 % des travailleurs verront plus de 50 % de leurs tâches impactées par l’IA générative. Cela ne signifie pas nécessairement la disparition d’emplois, mais une transformation profonde des compétences requises.
Dans ce contexte, il est crucial de comprendre ce que l’IA peut réellement accomplir, sans se laisser berner par des promesses ou des discours exagérés.
L’IA n’est pas magique, mais elle ne disparaîtra pas non plus. Elle nous a déjà dépassés dans de nombreux domaines et, si elle n’était pas meilleure que nous, nous ne l’utiliserions pas. Mais on se doit de rester critiques.
L’AI washing nous rappelle la nécessité d’un regard éclairé sur les innovations technologiques et, en tant que consommateurs, la nécessité de se poser les bonnes questions, comme « quelles données alimentent cette IA ? ». Quels sont ses véritables bénéfices ?
Les entreprises devront miser sur la pédagogie et la transparence, expliquer clairement ce que fait leur IA et éduquer les consommateurs sur ses capacités réelles.
Autrement l’innovation risque d’être une illusion.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.