Le gouvernement des juges

Les juges de la Cour suprême du Canada ont entamé cette semaine une « tournée » pancanadienne afin de sensibiliser le public aux travaux du plus haut tribunal du pays, à la veille du 150e anniversaire de sa création, en 1875. L’initiative semble en soi louable. Des trois branches du gouvernement, c’est l’appareil juridique qui demeure le moins connu de la population. Si les Canadiens comprennent plutôt bien le fonctionnement des pouvoirs législatif et exécutif, les rouages du système juridique restent un mystère pour beaucoup d’entre nous. La plupart des Canadiens auraient d’ailleurs de la difficulté à identifier plus d’un des neuf juges qui y siègent.

« Je pense que cela augmentera, améliorera ou maintiendra la confiance des citoyens envers notre institution, a déclaré le juge en chef, Richard Wagner, lors d’un point de presse tenu à Victoria, alors qu’il s’apprêtait à participer à un forum public avec les juges Nicholas Kasirer et Andromache Karakatsanis. Nous voulons rapprocher la Cour suprême des Canadiens. »

On ne peut pas reprocher à M. Wagner de vouloir « démystifier » le travail de la Cour. Ses neuf juges détiennent un pouvoir énorme et croissant sur nos vies. Rappelons que la Cour suprême a établi le droit à l’avortement en 1988 et le droit à l’aide médicale à mourir en 2015.

En 2022, elle a invalidé les changements apportés au Code criminel par l’ancien gouvernement conservateur de Stephen Harper, qui avait instauré les peines consécutives pour des meurtres multiples. Dans une décision unanime, les juges avaient affirmé que les peines consécutives constituaient une violation de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui protège les accusés contre les peines et traitements cruels et inusités. « La peine d’emprisonnement à vie sans possibilité réaliste de libération conditionnelle est intrinsèquement incompatible avec la dignité humaine, avait affirmé alors la Cour. Une telle peine est dégradante dans la mesure où elle anéantit, de manière anticipée et irréversible, l’objectif pénologique de réinsertion sociale. »

Or, beaucoup de Canadiens, dont le chef conservateur, Pierre Poilievre, n’ont pas digéré cette décision, qui a eu pour effet de limiter à 25 ans la peine du meurtrier de la grande mosquée de Québec, Alexandre Bissonnette. L’an dernier, M. Poilievre a laissé entendre qu’il pourrait recourir à la disposition de dérogation dans la Constitution canadienne pour durcir les lois en matière criminelle s’il devient premier ministre après les prochaines élections, faisant ainsi un pied de nez à la Cour suprême et au « gouvernement des juges ».

Encore cette semaine, M. Poilievre s’est engagé à imposer la peine de prison à vie obligatoire pour les personnes reconnues coupables de trafic, de production ou d’exportation de plus de 40 mg de fentanyl. Cette fois, il a insisté sur la constitutionnalité d’une telle peine en invoquant l’article 7 de la Charte canadienne, qui garantit les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. « Ce que je propose aujourd’hui est non seulement autorisé par la Charte, mais exigé par la Charte », a-t-il déclaré.

Peu d’experts en la matière croient que la Cour suprême validerait cette idée. L’arrivée de M. Poilievre à la tête du gouvernement fédéral risquerait de créer, entre le pouvoir législatif et le plus haut tribunal, des tensions aussi vives que celles qui ont jadis opposé M. Harper à la juge en chef de l’époque, Beverley McLachlin. En 2014, la Cour avait bloqué la tentative de M. Harper de nommer Marc Nadon au plus haut tribunal.

En 2015, Mme McLachlin avait créé un tollé en affirmant, dans un discours, que le Canada avait tenté de commettre un « génocide culturel » contre sa population autochtone durant les XIXe et XXe siècles. Plusieurs experts étaient d’avis que Mme McLachlin était sortie de son devoir de réserve comme juge et avait ainsi contribué à la politisation de la Cour. M. Harper avait répudié ses propos, mais Justin Trudeau, alors chef du troisième parti à la Chambre des communes, s’était dit d’accord avec Mme McLachlin. Cette dernière a pris sa retraite en 2017.

Depuis sa nomination comme juge en chef par M. Trudeau, M. Wagner a évité de répéter l’erreur de sa prédécesseure. Mais l’arrivée de M. Poilievre au pouvoir ainsi que la contestation de la Loi sur la laïcité de l’État, que la Cour entendra vraisemblablement cet automne, plongeront inévitablement la Cour au cœur du débat politique.

Le Parti québécois et le Bloc québécois s’insurgent eux aussi contre le gouvernement de juges de la Cour suprême alors que cette dernière devra se prononcer sur l’utilisation préventive de la disposition de dérogation par le gouvernement québécois dans le cadre de la Loi sur la laïcité de l’État. Les opposants à la loi 21, qui interdit le port des signes religieux par certains employés publics, veulent que la Cour limite l’utilisation de cette disposition, en empêchant les gouvernements fédéral et provinciaux d’y recourir avant que les tribunaux ne se soient prononcés sur la constitutionnalité d’une telle loi. Le gouvernement Legault rejette cette idée et demande aux autres provinces d’appuyer sa position devant la Cour suprême.

La tournée de M. Wagner et de ses collègues, qui les amènera à Sherbrooke cet automne, ne serait pas étrangère à leur désir de rester au-dessus de la mêlée politique en insistant sur l’indépendance et l’impartialité de la Cour. Mais la démarche risque d’avoir l’effet contraire si elle est interprétée comme un exercice de relations publiques à un moment où le plus haut tribunal est mis sur la sellette par des politiciens conservateurs et québécois.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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