L’esprit de contradiction

Le quart des Chiefs de Kansas City, Patrick Mahomes
Photo: David Eulitt Getty Images via AFP Le quart des Chiefs de Kansas City, Patrick Mahomes

Il y a exactement un demi-siècle, les Steelers de Pittsburgh triomphaient lors du premier de leurs quatre Super Bowls remportés en l’espace de six ans, un exploit que même les Patriots du tandem Brady-Belichick n’ont pu accomplir. Avec la grosse caboche déjà un peu chauve de Terry Bradshaw au poste de quart, Lynn Swann et John Stallworth aux ailes et Franco Harris dans le champ arrière, mais aussi l’intimidante défense de fer des Jack Ham, Jack Lambert et autres « Mean Joe » Greene, voilà une des plus mythiques dynasties de l’histoire de football.

Ils pourraient bien être rejoints, dimanche, par la bande à Patrick Mahomes, dont les cinq participations en six ans constituent un autre record de la Ligue nationale de football (NFL).

En 1976, le deuxième trophée Lombardi des Steelers fut conquis contre les Cowboys de Dallas. Trois ans plus tard, un autre mémorable affrontement avec l’« America’s Team » de Roger Staubach tournait à l’avantage de Pittsburgh. Cette année, c’est la sixième fois que deux protagonistes du Super Bowl se retrouvent encore au sommet moins de dix ans plus tard. Les cinq premières fois, l’équipe qui avait remporté le premier match a aussi gagné le second. Ça ne regarde pas bien pour les Eagles de Philadelphie, défaits par les Chiefs dans le gros match d’il y a deux ans.

L’amateur de sports en moi a toujours eu l’esprit de contradiction. Depuis que les Chiefs de Kansas City sont devenus, si j’en crois mes lectures, l’équipe sportive la plus détestée de l’Amérique, ils remontent dans mon estime. Au pays de l’Oncle Sam, où on aime, paraît-il, les gagnants, que leur reproche-t-on au juste ? Qu’un double champion en titre, de surcroît en quête d’un troisième sacre, se retrouve boudé par toute une foule à la Journée des médias du Super Bowl (voir Cadorette dans Le Journal de Montréal), n’est-ce pas un peu surréaliste ?

Les Chiefs, entend-on maugréer, ne sont capables de gagner qu’avec l’aide éhontée des arbitres. J’ai vu, moi aussi, Mahomes jouer les prima donna braillardes et attirer sur ses rivaux des pénalités pour « rudesse contre le passeur » d’une nature plutôt ésotérique. Mais les statistiques de la NFL, pratiquement une science en soi, ne semblent révéler aucun biais systématique, et c’est plutôt la qualité générale de l’arbitrage actuel, assez lamentable, qui serait à mettre en cause.

Et puis, il y a la petite Swift… et son gros nounours barbu. Mais peut-on vraiment reprocher à ces deux beaux spécimens humains d’être amoureux ? Certes, leur idylle est tout sauf innocente et ils profitent à plein du cirque médiatique qui les entoure, mais le jour approche où Kelce va devoir choisir entre les surdoses d’Advil et un fauteuil pépère au Temple de la renommée. Il n’est déjà plus qu’un élément encore solide parmi une brigade de receveurs plus dominante que jamais, et on ne voit pas pourquoi les joueurs fantastiques que les Chiefs alignent à pratiquement toutes les positions devraient souffrir de l’intérêt que les paparazzis portent à un de leurs coéquipiers.

Remarquez que je ne serais pas si fâché de voir Saquon Barkley leur mettre 200 verges dans les dents. Ce demi-offensif qui carbure à l’explosif est un spectacle à lui tout seul, capable de rendre aussi captivant qu’une longue passe la banale course droit dans le tapon de joueurs de la ligne de mêlée. Mais non, ça n’arrivera pas. Les Chiefs vont vaincre les Eagles 27-23. Nous aurons eu droit au meilleur demi de la NFL (Barkley) profitant des trouées de la meilleure ligne à l’attaque contre une des meilleures défensives contre le jeu au sol ; eu droit, aussi, à un match ultime serré jusqu’à la fin, où Andy Reid surpasse routinièrement les entraîneurs de la formation adverse et où sa troupe, tradition oblige, l’emporte de justesse avec guère plus d’un placement d’avance, comme les Patriots s’en étaient fait une spécialité lorsque la récompense suprême était en jeu.

J’aurais bien aimé que les Bills, pour une fois, mettent la main sur ladite récompense, mais quand Josh Allen saute sur le turf de l’Arrowhead Stadium de Kansas City, il lui arrive la même chose qu’aux Bruins de Boston dans le vieux Forum : il voit des fantômes. Alors, pourquoi je bouderais mon plaisir ?

Oui, pourquoi ? Parce qu’un des spectateurs VIP de cette orgie de publicités, de flafla militaire et de shows de boucane de la machine du divertissement qui nous attend ce dimanche au Caesars Superdome de La Nouvelle-Orléans se trouvera à être un nouveau Néron, un apprenti dictateur et empereur gérontoploutocrate, amateur de football au demeurant ? À ce compte-là, il faudrait montrer du doigt les propriétaires de chiens, Hitler ayant eu, après tout, un faible pour les canidés.

Me désabonner de la chaîne de distribution qui nous permet de capter toute l’énergie et l’excitation de cette grand-messe américaine à hauteur d’homme et de terrain, plutôt que de passer par le ronron des voix off d’un studio de RDS, serait déjà plus conséquent. Mais la bouderie d’une poignée de Québécois et de Canadiens n’empêcherait nullement le Super Bowl de continuer à transcender la sphère purement sportive pour rayonner dans le monde en tant qu’événement culturel mondial.

Vrai, le Super Bowl est l’apothéose d’une certaine américanité. Au cours du dernier demi-siècle, j’en ai raté un seul, et c’est parce que je me trouvais sur un lit d’hôpital avec des tubes qui me sortaient par les narines. Et maintenant, on voudrait que je me bouche le nez pour regarder le match…

J’ai lu un jour, dans le magazine Esquire, l’essai fascinant d’un certain Broyle, un ancien du Vietnam. Retourné dans ce pays en touriste à la faveur des années 1980, il regardait les jeunes Vietnamiens qui buvaient du Coke, écoutaient du Springsteen et lui disaient en souriant : « American ? Yeah… » Et il se demandait : avons-nous vraiment perdu la guerre ?

On verra bien ce que donne la belligérance économique. Quant à la guerre culturelle, les États-Unis l’ont gagnée depuis longtemps.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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