Entre la peste et le choléra

À partir de 2015, alors que la guerre faisait rage depuis plus de trois ans en Syrie, le dictateur de Damas, Bachar al-Assad, et son régime ont eu la vie sauve grâce aux alliés providentiels que furent la Russie, l’Iran et le Hezbollah.

Sans les bombardements russes contre Alep (combattants et cibles civiles confondus, y compris des hôpitaux et des ambulances), sans l’apport crucial des miliciens chiites libanais au sol, il ne serait sans doute plus là aujourd’hui.

La transformation graduelle de l’opposition syrienne, par le jeu des rapports de force, batailles et putschs internes favorables aux islamistes, a également fait le jeu du régime.

Le « cri primal » de 2011, l’élan idéaliste que fut le Printemps arabe, réclamait la liberté de parole et la démocratie pluraliste. C’était un soulèvement contre une dictature féroce, aux mains des services de sécurité et d’un clan familial. Mais l’opposition a été graduellement envahie, puis monopolisée, par les islamistes radicaux.

Le régime avait lui-même, à l’époque, délibérément joué cette « carte du pire » en libérant, dès 2011, des islamistes prisonniers par milliers… histoire de pouvoir dire ensuite : « Vous voyez ? Voilà la véritable opposition en Syrie ! »

La chute, fin 2016, d’Alep-Est, qui fut pendant un moment le lieu d’une expérience unique de démocratie et d’autogestion, résistant aussi bien aux islamistes qu’à la dictature militaire et aux bombardements russes, acheva cette transformation.

Pendant ce temps, plus à l’est, les forces kurdes assistées par l’aviation américaine s’occupaient de Daech. Mais Daech n’était pas une priorité pour les Russes et les Iraniens, plus occupés, à l’ouest, à sauver la mise au régime de Damas.

Ce qui fait qu’aujourd’hui, malgré la complexité géopolitique environnante et les nombreuses ficelles d’acteurs étrangers, l’équation syrienne se résume à un choix entre la peste de la dictature Assad, et le choléra de l’islamisme.

***

L’islam radical a lui-même des nuances, entre la folie meurtrière de Daech et l’intégrisme intransigeant, mais tactiquement moins brutal, du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC, « Organisation de libération du Levant »), faction dominante de l’actuelle offensive sur Alep et Hama. Ce groupe doit aussi tenir compte, contrairement à Daech en son temps, d’alliés sur le terrain, et notamment de milices proturques.

Dans la population épuisée, aujourd’hui morte d’inquiétude devant la perspective d’une prise de pouvoir par des islamistes à Damas, il en est beaucoup pour dire que la « peste Assad » est un moindre mal. Le problème, c’est que l’argument de la « stabilité » pour justifier ce moindre mal… est en train de voler en éclats.

Les soutiens du dictateur de Damas ont aujourd’hui de nombreux ennuis sur d’autres fronts. La Russie est embourbée en Ukraine, où elle doit faire appel à des supplétifs nord-coréens, mais également yéménites (attirés par la ruse, selon le Financial Times), pour y poursuivre son offensive.

L’Iran est gravement affaibli par la récente séquence de feu avec Israël ; son infériorité militaire est devenue évidente. Quant au Hezbollah, il n’est plus que l’ombre de lui-même et doit travailler d’abord à sa propre survie au Liban, où une partie de la population se retourne contre lui.

Pour autant, Moscou comme Téhéran ont réaffirmé, ce week-end, leur soutien au régime de Bachar al-Assad. Mais jusqu’où et par quels moyens ?

Leur capacité de soutien à Damas est aujourd’hui gravement réduite, ce que n’a pas manqué de voir le groupe HTC. Cet affaiblissement des forces russes et iraniennes est un élément crucial qui explique la décision des islamistes d’attaquer Alep aujourd’hui.

***

On peut imaginer que, même empêtrée ailleurs, l’armée russe est toujours capable de fournir un soutien aérien qui empêchera HTC de faire tomber la citadelle du pouvoir à Damas. La chute d’al-Assad serait une humiliation pour Moscou. Des pourparlers secrets ont sans doute lieu entre Moscou et Ankara pour freiner l’avancée de troupes aujourd’hui tacitement soutenues par la Turquie.

Les bombardements russes contre Alep ont recommencé comme en 2015-2016. Encore une fois, des civils sont tués. Un élément humain vient encore compliquer l’équation : parmi ces combattants qui crient « Allah Akhbar ! », il y a des jeunes qui ont été brutalement déplacés de chez eux il y a huit ans et qui veulent retrouver leur ville, leur famille. Ils sont les « petits soldats », la chair à canon des islamistes… et fournissent des cibles à la Russie. Avec — des deux bords — peu de considération pour la vie humaine.

Car le drame sans fin de la Syrie, c’est aussi plus de 6 millions de réfugiés et 7 millions de déplacés de l’intérieur.

Parmi les facteurs qui relient la tragédie syrienne au tourbillon géopolitique du monde, ajoutons la trêve Israël-Hezbollah et la transition en cours à Washington, qui ont pu créer un appel d’air. Un conflit jamais totalement éteint revient nous hanter, et montre plus que jamais l’interconnexion mondiale des conflits.

Pour joindre l’auteur : francobrousso@hotmail.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo