Les enjeux collectifs des écrans et réseaux sociaux
L’une des forces de la démocratie québécoise est sa capacité à appréhender des enjeux de société en organisant des réflexions qui transcendent les clivages partisans. Une commission — constituée de parlementaires de tous les partis — a entrepris d’étudier les conséquences des écrans et des réseaux sociaux.
Les parlementaires examinent les mesures d’encadrement sur les plans de l’école, du cadre familial et en ligne. Il sera aussi question de l’accès aux réseaux sociaux, y compris par l’entremise des jeux vidéo. La commission s’intéresse aussi à la cyberintimidation et au partage de contenu sexuellement explicite, de même qu’à l’accès à la pornographie sur le Web. Les procédés utilisés par certaines applications qui engendrent des dépendances, la publicité destinée aux enfants sur les plateformes et les applications font aussi partie des questions étudiées par les parlementaires.
Cette démarche de nos élus intervient dans un contexte où plusieurs propositions ont été mises de l’avant. Certains se sont prononcés en faveur de l’instauration d’une majorité numérique. On a aussi préconisé l’interdiction des téléphones portables dans les écoles ou encore la mise en place d’exigences de vérification de l’âge des personnes accédant à des sites à caractère pornographique. Mais la mise en place effective de mesures afin de répondre aux travers induits par l’omniprésence des écrans et des réseaux sociaux accuse beaucoup de retard.
Les réseaux sociaux et l’omniprésence des écrans comportent évidemment des défis pour les individus. Il revient à chacun d’ajuster ses habitudes et son comportement en fonction des risques inhérents à ces dispositifs. Mais on fait fausse route en s’imaginant que les risques systémiques inhérents au fonctionnement des réseaux sociaux pourront être maîtrisés uniquement par des mesures dirigées vers les individus. L’éducation et la sensibilisation ainsi que l’imposition de balises dans l’usage, la possession et l’utilisation des appareils, notamment dans les écoles, sont des mesures nécessaires. Mais elles ne seront pas suffisantes.
Les États ont aussi leur part de responsabilité. Ils doivent être cohérents en imposant les mêmes exigences aux activités, que celles-ci se déroulent en ligne ou non. L’exemple de la vérification de l’âge pour accéder au contenu « pour adultes » est emblématique de ce régime de deux poids deux mesures qui sévit trop souvent en faveur des activités sur Internet. D’un côté, on admet sans hésitation que les moins de 18 ans ne devraient pas accéder à du contenu sexuellement explicite susceptible de nuire à leur développement.
Mais on tergiverse pour exiger de la part des plateformes la mise en place de mécanismes de vérification de l’âge à la fois respectueux de la vie privée et suffisamment efficaces pour garantir que seules des personnes ayant l’âge requis accèdent à certains espaces numériques. L’effet net d’une telle incohérence est de légaliser de facto l’accès à ce contenu pour les enfants. Une telle attitude ruine la légitimité des lois encadrant les activités risquées en ligne ou hors du réseau.
Viser la valorisation de l’attention
Il faut surtout tenir compte du fait que les réseaux sociaux et plusieurs dispositifs disponibles en ligne sont configurés selon des logiques commerciales. Les entreprises qui les possèdent n’ont certes pas de responsabilité à l’égard de chacun des mots et des images qui y circulent. Mais elles ont une importante responsabilité concernant les conséquences engendrées par les systèmes qu’elles mettent en place. D’ailleurs, des recours judiciaires entrepris contre les grandes plateformes de réseaux sociaux tant aux États-Unis qu’au Canada visent à forcer ces entreprises à rendre des comptes à l’égard des effets connus des réseaux sociaux qu’elles auraient délibérément choisi d’ignorer.
Dans cet environnement hyperconnecté où il est si facile de diffuser même les pires insanités, ce n’est plus la liberté d’expression qui est à risque. C’est plutôt l’attention des usagers qui constitue la ressource rare et précieuse. Il faut protéger l’intégrité de l’attention des jeunes et des moins jeunes. La capacité de manipuler l’attention est à la portée de beaucoup de monde. La protection de la liberté d’expression et des autres droits fondamentaux doit être recalibrée en conséquence.
Bien sûr, il importe de réprimer ceux qui répandent des contenus fautifs. Mais il faut surtout une réglementation garantissant la transparence des processus utilisés par les plateformes et qui sont alimentés aux algorithmes et à l’intelligence artificielle. Ce sont de tels mécanismes qui régissent la circulation des informations dans ces réseaux et qui peuvent être configurés de façon à engendrer de l’accoutumance ou des dépendances.
Des instances publiques crédibles doivent avoir l’autorité pour expertiser les modes de fonctionnement des réseaux sociaux comme Facebook, X ou WhatsApp et exiger des réponses des entreprises concernées. Voilà le type de mesures que la commission transpartisane devra privilégier si elle souhaite éviter le piège de faire porter sur les individus les dérives inhérentes aux environnements connectés.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.