Le don des morts
Mon père n’était pas très instruit. Une neuvième année forte, disait-il à la blague. Sa petite école de village des années 1940 lui avait pourtant transmis, en usant d’une approche catholique et patriotique, le goût de l’histoire. Doté d’une mémoire phénoménale, aujourd’hui perdue dans les limbes de la maladie d’Alzheimer, mon père se délectait des récits du passé, qu’il racontait avec une verve truculente, et vénérait les maîtres en la matière.
Pour lui, donc, un bon historien, c’était un érudit doublé d’un conteur. Il connaissait Guy Frégault de réputation, mais il admirait d’abord et avant tout des historiens populaires comme Marcel Tessier et Gilles Proulx, qu’il écoutait à la radio ou à la télé.
Quand je lui disais, fort de mon nouveau savoir universitaire, que ses deux héros étaient plus des vulgarisateurs que de vrais historiens, il balayait ma remarque du revers de la main. Le bon historien, rétorquait-il, est celui qui raconte le passé en connaisseur et qui en donne le goût. Il n’avait pas vraiment tort.
J’ai repensé à ces discussions père-fils en lisant L’arrière-boutique de l’histoire (Presses de l’Université Laval, 2024, 256 pages), un essai autobiographique de l’historien Gaston Desjardins. Publié dans la collection « Fabrique d’histoire », consacrée « à la réflexion sur le savoir historique et à la production historienne dans ses diverses manifestations », ce livre, rédigé dans un style très libre — il porte d’ailleurs le sous-titre Méditations d’un vieux professeur —, se penche sur la nature de la discipline historique.
Docteur en histoire spécialisé en histoire de la sexualité et en histoire de l’imaginaire maritime, Desjardins reconnaît, évidemment, que l’histoire savante, celle qui respecte les normes de la démarche scientifique, constitue « un apport essentiel à la connaissance du monde qui est le nôtre ».
Il adhère à l’idée selon laquelle l’historien n’est pas d’abord un érudit, mais un chercheur. En savoir beaucoup sur le passé, en d’autres termes, ne suffit pas. L’historien, continue Desjardins, est « la personne de métier », « celle qui travaille à découvrir des choses nouvelles », à partir d’une enquête « rigoureuse et méthodique ».
Desjardins, toutefois, dit s’être « toujours plus ou moins senti comme un hérétique à l’université ». Il critique notamment les « jeux d’influence, de notoriété et de prestige » qui sont la face sombre de la culture institutionnelle, mais il conteste surtout la prétention de l’histoire de type universitaire à « être la seule approche légitime et crédible » pour faire de l’Histoire « avec un grand H ».
Partisan d’une « diversité d’approches » — l’art, le cinéma, la musique, la littérature, voire les mythes et légendes —, il rejette l’idée que la « science » historique serait « le seul chemin de vérité ». Qualifiant l’histoire de « voyage dans le temps, toujours un peu fantasmatique », qui nous permet de rencontrer « des personnages étranges », il précise que l’objectivité, en la matière, est un idéal noble, mais impossible.
« Les récits de l’histoire sont fondamentalement des récits de soi et des récits de nous ; ils sont imbriqués dans les rapports complexes à soi-même, aux autres et au monde, explique-t-il. […] Toute recherche historique s’alimente à l’émotion et à l’introspection. »
Dans Le don des morts, un magnifique essai publié chez Gallimard en 1991, Danièle Sallenave disait de la littérature qu’elle était « le don que nous font les morts pour nous aider à vivre ».
Faire de l’histoire, écrit Desjardins dans le même esprit, c’est, comme Ulysse, s’enfoncer « vers le royaume des morts pour y sentir vibrer les échos d’un récit fabuleux et entendre, comme une rumeur, le râlement incessant des vies anciennes ». On ne va pas là sans être ému.
C’est précisément l’exercice auquel se livre le folkloriste Pierre-Luc Baril dans Montréal hanté (VLB, 2024, 264 pages), un réjouissant essai d’histoire populaire qui s’intéresse à « la relation qu’entretenait la population de Montréal avec la mort » au XIXe siècle.
On trouve, dans ce livre, des récits de faits divers — notamment le sort du géant Beaupré ainsi que les meurtres en série du Dr Cream, diplômé en médecine de McGill — et d’épisodes marquants de l’époque ayant entraîné la mort — la pendaison des patriotes en 1839, les nombreuses épidémies qui ont frappé Montréal de 1832 à 1886, la grève du canal de Lachine en 1843.
En les racontant avec énergie, Baril, qui s’inspire beaucoup des travaux du comédien et guide touristique Donovan King, spécialiste des « fantômes » de Montréal, nous invite à un voyage oscillant, selon une formule de l’anthropologue Jean-Jacques Courtine, « entre le voyeurisme et la compassion ».
Ce n’est pas de l’histoire savante, mais c’est vif, passionnant et instructif. Mon père aurait aimé ça.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.