Dictature laïque

L’islamisme, version politique et militante de l’islam, est une idéologie et une pratique à vocation universelle.

Il s’apparente à ce que fut le communisme au XXe siècle : un mouvement pouvant s’adapter à tous les terrains, qui pratique l’entrisme, le jeu électoral, les coalitions, l’opposition active, mais aussi la lutte armée, le purisme idéologique ou au contraire la modération. Des écoles d’Occident aux champs de bataille d’Asie centrale.

Toujours avec l’idée d’en arriver, tôt ou tard, à « la » solution : « l’oumma » mondiale pour les islamistes ; la société transnationale et sans classes pour les communistes.

Il n’existe pas, au XXIe siècle, d’autres religions dont certaines branches se sont lancées dans le combat politique à une aussi large échelle, et dont certains leaders sont tout autant politiciens que chefs de guerre ou chefs spirituels.

L’intégrisme juif, débordant sur le politique et le militaire (Gaza, Cisjordanie), fait des ravages, massacre un peuple voisin et pourrait s’avérer suicidaire pour l’intégrité morale de l’État hébreu. Mais il agit dans un périmètre circonscrit.

De même pour l’intégrisme chrétien (les « évangéliques ») : actif et politiquement influent dans quelques pays (États-Unis, Brésil), mais généralement bénin ailleurs. Il n’y a pas, au XXIe siècle, de « danger intégriste chrétien » de par le monde. Les chrétiens seraient plutôt des victimes.

Au XXe siècle, le communisme était actif et influent presque partout, sauf en Amérique du Nord. L’islamisme, lui, est aujourd’hui présent, voire menaçant, sous presque toutes les latitudes… à l’exception de l’Amérique latine (et de quelques cas, comme le Japon).

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Ce long détour pour en arriver à la Syrie, où un groupe islamiste, Hayat Tahrir al-Cham (HTC), descendant d’al-Qaïda, toujours désigné « terroriste », vient de prendre le pouvoir.

Déjà, armés des considérations qui précèdent, des esprits forts font la fine bouche et crient à la « naïveté » devant la joie de voir tomber Bachar al-Assad. Avec l’argument massue : « Un islamiste est un islamiste. » Et l’idée sous-jacente que l’histoire est éternellement condamnée à se répéter.

Non seulement ce dédain est insultant pour les Syriens : malgré leur bonheur de voir tomber une dictature atroce qui les a tant fait souffrir dans leur chair, ils sont intensément conscients des difficultés auxquelles ils font face.

Mais cette vision dédaigneuse, marquée par le dogmatisme, est également erronée analytiquement.

Le caractère « intrinsèquement » autoritaire, voire totalitaire, d’un mouvement — a fortiori d’un mouvement de matrice mondiale — inspire à juste titre méfiance et vigilance, interdisant tout optimisme béat.

Mais ce caractère ne signifie pas que toutes ses composantes actives sur le terrain imposent avec succès leur programme initial ni qu’elles sont immuables. Ici, il ne s’agit pas seulement d’aller sonder ce qu’il y a « réellement » au fond de la tête d’Abou Mohammed al-Joulani, alias Ahmed al-Charaa (du genre : est-ce un recul tactique ? y a-t-il conversion démocratique du personnage ? a-t-il vraiment renoncé au djihad mondial comme il le prétend ?).

Ces considérations sont secondaires. Ce sont les gestes qui comptent. En sept ans de gestion HTC à Idlib, oui il y a eu des règlements de compte entre clans. Mais certaines ONG occidentales ont trouvé ce gouvernement régional bien organisé, pragmatique, prêt à coopérer avec le monde extérieur. Elles ne croient pas que le HTC se révélera être une nouvelle forme d’al-Qaïda.

Plus al-Charah fait des concessions, plus le politique prend le pas sur le religieux, plus son pouvoir sera « lié » par ces concessions et plus il lui sera difficile de revenir en arrière — au risque de perdre de ses appuis, à l’interne comme à l’international.

Concrètement, ce nouveau gouvernement pourra-t-il s’installer, ne serait-ce que, pour commencer, dans l’axe vertical Alep-Homs-Hama-Damas-Deraa, pour faire rouler ce qui reste d’État et d’administration publique ? Livrer nourriture, eau courante et électricité ? Le faire sans réprimer la société ? Obtenir un peu d’aide internationale ?

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Les Syriens ont besoin de pain et d’électricité. Mais ils veulent aussi la liberté. D’expression. De culte pour les non-musulmans. On attend aussi le nouveau régime sur les droits des femmes.

Dans les scènes de rue de Syrie, scrutées par votre serviteur depuis deux semaines… oui, ça manque de femmes. Et quand il y en a, elles sont souvent voilées. Mais pas toujours. Lors de certaines manifestations, à Damas, on pouvait voir de magnifiques brunes, cheveux au vent et sourire radieux. Naïves ? Isolées ? On verra.

Et puis, dans la ville à majorité ismaélite de Salamyeh (110 000 habitants, province de Hama), les manifestations étaient mixtes et les femmes non voilées. La Syrie est diverse. Les Syriens se battront aussi pour ça ; al-Joulani devra en tenir compte.

L’épisode Daech excepté, les pires dictatures du monde arabe depuis dix ou quinze ans ne sont pas « islamistes ». En Égypte, le putsch du général al-Sissi en 2013, contre le Frère musulman — supposé « totalitaire » — Mohammed Morsi (qui ne contrôlait ni l’armée, ni les tribunaux, ni les médias) a accouché d’une dictature quasi syrienne.

En Tunisie, ce n’est pas Ennahda qui a écrasé les institutions démocratiques, mais bien un petit professeur de droit qui a interdit les partis, jeté en prison les opposants… religieux autant que civils. En Algérie, l’autocratie est d’abord celle des militaires.

On pourrait continuer la liste, pour en arriver au sommet de l’horreur : la dictature laïque et sanguinaire qui vient de tomber, celle dont la chute réjouit les « naïfs ».

Pour joindre l’auteur : francobrousso@hotmail.com

Cette chronique fait relâche et reviendra le 6 janvier.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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