La détresse et le désenchantement de l’IA
Jeudi dernier, le bédéiste Jean-Paul Eid, auteur du magnifique Petit astronaute (La Pastèque, 2021) a sonné l’alarme et communiqué sur les réseaux sociaux sa consternation face au recours, par le Salon du livre de l’Outaouais (SLO), à l’intelligence artificielle (IA) pour une affiche visant à promouvoir la Tournée jeunesse Desjardins, qui permet aux écoles de recevoir des écrivains. « C’est toute la communauté des illustrateurs et illustratrices qui est horrifiée par [c]e choix », écrivait-il. La situation n’a pas manqué de susciter étonnement et colère ; de la part d’un organisme visant à célébrer et à honorer les créateurs, on s’attend à mieux.
La direction du SLO, dont les affiches ont jusqu’ici toujours mis en lumière les oeuvres originales d’illustrateurs et d’illustratrices, a vite réagi. Si la plus récente fait exception, « ce n’était pas notre demande, ni une volonté de notre part. Nous apprenons ce matin […] que la technique utilisée pour l’affiche 2025 a été un mixte d’illustrations qui ont été générées par l’intelligence artificielle, retouchées et adaptées par la graphiste ». Solidaire, l’équipe a déclaré que ce type d’outils serait désormais écarté et « qu’une ligne directrice claire serait donnée aux fournisseurs externes (graphiste et illustrateur ou illustratrice)».
L’équipe du Salon du livre de Montréal (SLM) a elle aussi été interpellée, cette fois par l’illustrateur Pascal Blanchet, pour savoir si elle a eu recours à l’IA dans l’affiche de l’événement qui se tiendra cette année du 27 novembre au 1er décembre au Palais des congrès. Au moment où ces lignes étaient écrites, le SLM n’avait pas encore donné sa réponse.
On se souviendra également du cas malheureux du roman Elias et Justine, de Samuel Larochelle, dont la page couverture a été générée par l’intelligence artificielle, encore une fois dans le contexte d’une chaîne où la provenance des images s’est perdue en chemin. Si j’étais illustratrice, tout ça commencerait à m’angoisser sérieusement.
« C’est difficile d’arriver avec une position ferme face à l’IA parce que, présentement, on est devant de l’inconnu, constate Pascal Blanchet. Le problème vient des agences de publicité, le pain et le beurre des illustrateurs. Plutôt que d’engager un illustrateur à l’externe, ce qu’elles font habituellement, elles préfèrent mettre l’argent au complet dans leurs poches en laissant tomber un maillon de la chaîne. » Les équipes des salons ne sont pas au courant ni mal intentionnées, elles ne savent pas ce qu’elles ont entre les mains, sont plus victimes de la situation qu’autre chose. Ça devient délicat quand on parle d’organismes et d’événements dont l’objectif est de célébrer la culture. « L’IA ne crée rien, elle pompe nos images, déplore l’illustrateur. Cette machine se nourrit de notre travail sans rien nous donner en retour et en nous privant de contrats. Ça n’a pas d’allure. On ne pourra pas y échapper, mais il va falloir qu’il y ait de la réglementation et une rétribution du droit d’auteur auprès des illustrateurs et des artistes. »
Pascal Blanchet a une signature personnelle très affirmée ; on reconnaît ses oeuvres à leurs lignes précises et nettes, aux angles avec lesquels il trace les visages, à sa palette de couleurs franches. Il y a dans son travail quelque chose d’intemporel et de presque iconique qui contente l’oeil. On lui doit les plus récentes affiches du Festival international de jazz de Montréal, plusieurs livres parus à La Pastèque, Le Noël de Marguerite, d’India Desjardins, entre autres. Il collabore avec The New Yorker, a remporté de nombreux prix, dont le Bédélys Québec. Pascal est d’avis que les illustrateurs qui ont une facture personnelle distincte risquent de mieux s’en tirer que ceux qui ont un style plus commercial. « L’IA est déjà très présente dans la ville, sur les affiches, un peu partout autour de nous… Les images qu’elle génère sont moches, vides et froides, sans l’affect humain pour les animer. Elles ont été générées par une machine, et ça paraît. Le dessin a ceci d’intéressant : c’est un geste physique, un travail du corps. »
Qu’allons-nous faire si, avec le temps, nourrie par nos meilleures idées, l’IA s’affine tellement qu’elle arrive à produire une oeuvre qui nous procure un réel frisson esthétique ? Je pense par exemple à ce concours de nouvelles, en Chine, lors duquel un test a été réalisé par un professeur de littérature, avec la complicité du président du comité organisateur du concours. Une nouvelle générée par de l’IA, retravaillée ensuite par la main humaine, a été soumise aux membres du jury et a remporté un prix… Le jour où une chanson, une oeuvre d’art visuel ou un texte littéraire conçu par une IA parviendra à m’émouvoir, comment réagirai-je ? Pascal Blanchet ne craint pas tellement que l’IA nous dépasse, plutôt qu’elle nous tire vers le bas et nous abrutisse. « À quel point les images qui nous entourent vont-elles devenir standardisées ? Dans quel univers visuel allons-nous vivre ? C’est surtout ça qui m’inquiète. »
Y a-t-il des situations particulières ou des contextes dans lesquels cet illustrateur pourrait envisager d’avoir recours à l’IA ? « La seule raison qui m’y pousserait peut-être serait que j’atteigne mes propres limites du point de vue technique, pour dessiner une foule de 250 personnes par exemple. Qu’est-ce que ça dit sur nous collectivement que, pour économiser de l’argent et gagner du temps, on accepte de ne plus s’exprimer en confiant ça à une machine ? Quand on ne crée pas, on ne réfléchit pas. Un savoir-faire va se perdre… On se demande ce qu’on a à y gagner, mais qu’allons-nous perdre ? Ça vaut la peine de se pencher là-dessus aussi. »
Pour ma part, ce que je souhaiterais, c’est d’être informée quand je suis en présence d’oeuvres engendrées par de l’IA. Un peu comme pour les aliments qui contiennent des OGM ou encore la cigarette… Si on décide d’en consommer, il faut au moins que ce soit en toute connaissance de cause et pouvoir se positionner, décider de le faire ou pas. On pourrait par exemple refuser d’écouter une chanson générée par une machine, parce que cela heurte nos valeurs. Une chose est sûre, il faut vite réglementer les usages des illustrations en circulation libre, se doter de balises, de paramètres clairs et d’une manière de rétribuer équitablement les créateurs. Parce qu’en ce moment, on est en plein Far West.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.