Le dernier «show»
Les musiciens ne sont pas éternels. Cette réflexion m’est venue en tête plusieurs fois cette année, et à quelques reprises durant les plus récentes éditions du Gala de l’ADISQ. Mercredi dernier, au Premier Gala, en regardant Angèle Dubeau monter sur la scène du MTelus pour recevoir le Félix de l’album classique de l’année, son 21e, probablement son dernier. On venait d’apprendre que la violoniste allait désormais devoir s’épanouir sans son violon. « C’est le coeur déchiré que je me retrouve devant l’incapacité physique d’en jouer, a-t-elle déclaré sur ses réseaux sociaux. Ma main droite, plus précisément mon index, maître de l’archet, a perdu sa sensibilité et est dans un état permanent d’engourdissement. Il faut comprendre que j’ai appuyé, avec pression et précision, au même endroit depuis 58 ans. Le nerf est donc effiloché et bien écrasé. » Toujours solide, impériale et énergique, la virtuose paraissait plus fragile cette fois. En plus de ne pas être éternels, les artistes ne sont pas invincibles.
Il y avait, aux récentes éditions du Gala de l’ADISQ, un grand absent dans la salle : Karl Tremblay, cowboy bien-aimé. On sentait déjà mercredi que les Cowboys Fringants seraient en mode raz-de-marée, ce qui fut confirmé dimanche avec six Félix (Album alternatif, Choix de la critique, Vidéo, Auteur ou compositeur, Chanson et Groupe de l’année). Au fil de ses 28 années d’existence, le groupe a souvent remporté les prix octroyés à 50 % par le public : Groupe et Chanson de l’année. Mais, contrairement à l’histoire d’amour des Cowboys avec leurs fans, avec les médias et la critique, ça n’a jamais été un mariage très heureux. Le moment était venu de corriger cet impair, semblaient s’être dit les différents jurys. Il était aussi plus que temps de nommer et de récompenser Jean-François Pauzé, principal parolier du groupe, dans la prestigieuse catégorie Auteur ou Compositeur.
Parmi les chouchous de l’ADISQ, Daniel Bélanger, avec ses 32 statuettes, fait partie des rares artistes à rallier le public et la critique. Lauréat pour une sixième fois du Félix de l’Artiste masculin de l’année, Bélanger réussit à aborder dans ses chansons des sujets délicats, voire douloureux, et même quand il chante les angoisses de la vie moderne, sa voix rassure, peut-être parce qu’elle véhicule quelque chose de vrai, d’authentique, de sensible et que c’est de cela, précisément, que nous avons besoin. C’est en jubilant que je me suis rendue en août au Festival de la poutine de Drummondville le voir en spectacle. Mais, ce soir-là, le chanteur avait perdu la voix. L’écouter essayer de faire de son mieux et le voir souffrir en gros plan sur les écrans géants de chaque côté de la scène était un crève-coeur. Ses musiciens tentaient de l’appuyer du mieux qu’ils le pouvaient. À un moment pendant le spectacle, je ne sais plus exactement comment on en est arrivés là, le chanteur a entonné Minuit, chrétiens, et la foule rassemblée a pris le relais, comme pour lui donner un break. Nous étions là à chanter « Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur ! » avec enthousiasme, sans comprendre ce qui nous arrivait, pendant que Daniel Bélanger jouait au chef de choeur à l’avant. Moment partagé entre un artiste et son public en ce soir d’été pas comme les autres.
En revenant, je me suis mise à repenser aux Foo Fighters et à Billie Eilish, qu’on a vus sur les scènes du Festival d’été de Québec et d’Osheaga malgré une jambe cassée ; à Céline Dion, atteinte du syndrome de la personne raide, triomphante du haut de la tour Eiffel ; à Bruno Pelletier, qui raconte dans sa biographie qu’il n’est plus, à 62 ans, l’athlète vocal qu’il a été ; à Dumas et ses acouphènes ; à l’une de mes voix masculines préférées, Hugo Mudie, chanteur magnétique des Sainte Catherines retraité du punk et qui vit désormais avec l’arthrose dégénérative généralisée. Cet été, à l’occasion de la tournée d’adieu de NOFX, il est remonté sur scène au Parc olympique avec son groupe. On a dû lui apporter sa canne, puis carrément lui appliquer de la pommade dans le dos pendant sa performance.
Tout pour le rock, the show must go on… Oui, mais il arrive que l’autobus du show-business doive freiner abruptement. Dans la vidéo de La fin du show des Cowboys Fringants, Chanson et Vidéo de l’année, des images d’archives de Karl Tremblay en train de faire le fou et de s’amuser sur scène se succèdent. Pourtant, il chante : J’veux pas d’votre pitié ni rien d’autre / Ma vie fut ben plus cool qu’la vôtre / Mais mon corps usé à la corde / Demande sa miséricorde, avant d’annoncer que c’est la fin : J’suis rendu au boutte du boutte de ma route / Mon étoile se meurt, tombe le rideau / Ce soir, le vieux chanteur a donné son dernier show.
Cette prise de conscience soudaine de l’impermanence des artistes que j’aime m’a donné envie de chérir tous ces rendez-vous, de vivre à fond ces spectacles, même si, parfois, on est tannés d’être debout, qu’on est fatigués ou qu’on voit mal… Une chance que la musique, elle, demeure, comme l’a souligné Angèle Dubeau en invitant le public à se servir dans les 48 albums lancés au cours de sa carrière, « car la musique est le bien de tous ».
J’écris ces lignes en ayant très hâte à jeudi prochain parce que, le 7 novembre, j’ai rendez-vous avec ma reine. Marjo joue aux Foufs dans le cadre du Coup de coeur francophone, et je ne manquerais cette décharge électrique pour rien au monde. Marjo, celle qui va, 71 ans, toujours en feu. Marjo, le poing dans les airs en train de chanter, même quand elle tombe en bas de la scène… Je me rappellerai qu’elle n’est pas éternelle, même si elle « lâche pas », et savourerai chaque note de ce moment en sa flamboyante compagnie.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.