Débattre avec décence

Nous sommes généralement convaincus d’avoir raison de penser ce que nous pensons. C’est normal. Dans le cas contraire, nous changerions d’idée. Personne ne veut être irrationnel. C’est la raison pour laquelle il est difficile de convaincre autrui.

Au moment où le débat s’enclenche, les participants ne sont pas idéologiquement vierges. Des opinions les habitent depuis longtemps, construites au gré des expériences, de l’éducation, des lectures et des rencontres. Ces convictions nous constituent, forment une part importante de notre identité, si bien qu’en changer devient presque impossible.

Force nous est pourtant de constater que tous n’ont pas les mêmes, d’où l’inévitabilité du débat — on ne peut pas toujours se contenter de dire « chacun ses affaires » — et le choc qui s’ensuit. Quand on pense avoir raison, on n’est pas disposé à plier devant ceux qui arrivent à des conclusions différentes des nôtres.

On cherche alors à se donner des outils pour devenir maître dans l’art de convaincre. Il ne s’agit pas tant de se donner des moyens pour s’approcher de la vérité — on croit déjà l’avoir — que de se procurer des armes argumentatives qui ne laisseront pas le choix aux autres de nous donner raison. Si tous font de même, la guerre de tranchées, voire la foire d’empoigne, devient notre seul horizon. Sur les réseaux sociaux, les hostilités règnent déjà.

Comment arriver, dans un tel monde, à faire entendre son point de vue dans la conversation démocratique d’une manière raisonnable, étant bien entendu qu’il ne saurait être question de laisser le crachoir aux seuls vociférateurs ? J’ai longtemps cru que la solution passait par l’acquisition d’une compétence rhétorique supérieure à la moyenne. J’ai dévoré tous les ouvrages sur le sujet et j’en ai même publié un.

Le classique, dans le genre, reste bien sûr L’art d’avoir toujours raison, une plaquette du grand philosophe allemand Arthur Schopenhauer, rédigée vers 1831 et publiée en 1864. Le livre, brillant et amusant, contient des trucs, des « stratagèmes », visant à nous permettre d’avoir l’air d’avoir raison, sans trop de souci de la vérité.

Pince-sans-rire — une rareté pour un philosophe allemand —, Schopenhauer s’amuse à jouer sur deux tableaux. Son petit guide, explique-t-il, présente des stratagèmes malhonnêtes afin que nous puissions les déjouer quand ils nous sont servis par des adversaires, mais aussi pour que nous les utilisions au besoin.

Le philosophe est pessimiste. Nous devrions, écrit-il, chercher la vérité dans le débat, mais notre « médiocrité naturelle » et notre « vanité innée » nous font plutôt courir après la victoire à tout prix. C’est la raison pour laquelle quiconque veut prendre part à un débat doit se blinder.

Plus encore, Schopenhauer en arrive à la conclusion que la seule stratégie sage est de « ne pas débattre avec le premier venu, mais uniquement avec les gens que l’on connaît et dont on sait qu’ils sont suffisamment raisonnables pour ne pas débiter des absurdités et se couvrir de ridicule ».

C’est de ce genre de personnes que Martin Desrosiers, professeur de philosophie au collégial, fait l’éloge dans L’art de ne pas toujours avoir raison (Leméac, 2024, 120 pages), un élégant et réjouissant petit essai qui s’inspire de la sagesse de Montaigne.

Sa thèse principale postule qu’être un bon débatteur n’est pas tant une affaire de compétences qu’une question de caractère. « Notre capacité à réfléchir, à discourir et à débattre de manière fructueuse ne dépend pas d’abord de nos habiletés argumentatives, mais de nos habitudes et attitudes intellectuelles », écrit très justement Desrosiers. On peut très bien, en d’autres termes, « se réclamer de la rationalité tout en étant imbuvable au point de saboter la discussion ».

Pour éviter ce déraillement des échanges, cette « militarisation » du dialogue, Desrosiers insiste sur la nécessité de l’humilité, « la mère des vertus intellectuelles », qui nous incite à ne jamais oublier de penser contre nous-mêmes, « dans un effort constant d’introspection critique ».

L’échange d’idées s’accompagne inévitablement de désaccords, ce qui est normal et légitime, mais il devient stérile quand il dégénère en un « combat sans merci ». Si on exclut la possibilité de se corriger soi-même grâce à l’échange, si on réserve son esprit critique à l’autre sans jamais le tourner vers soi, on plastronne pour la galerie, on s’autocongratule, on fait monter la pression sociale, mais on méprise la justesse, la justice et l’esprit démocratique. Être un « interlocuteur décent » est un défi pour tous, pour moi y compris.

Schopenhauer évaluait la proportion de ce type de débatteur à 1 %. Montaigne confie, dans ses Essais, n’en avoir pas trouvé après la mort de son cher La Boétie. Essayons, mes amis, d’en être. Le débat, ce n’est pas la guerre.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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