Compulsion
Nous sommes nombreux à nous envoyer compulsivement des polars. On aime regarder la tempête de l’intérieur, à l’abri du danger et du mal. Étrangement, ça apaise quelque chose en moi de pouvoir m’absorber dans une histoire affolante, qui sera réglée 400 pages plus tard sans que j’aie à intervenir.
Ma phase Connelly a débuté en 2019, avant un voyage en Californie. J’avais envie de lire des romans mettant en scène Los Angeles. Le cœur d’une ville et son envers sombre, sale et suintant est presque toujours central dans les romans policiers. C’est comme si l’écrivain m’avait révélé la face cachée de cette ville tentaculaire. J’y suis allée deux fois et je sais où habiterait l’enquêteur Harry Bosch s’il était de chair et d’os, j’ai roulé sur les routes qu’il emprunte, mangé dans les bouis-bouis qu’il fréquente…
J’ai lu environ la moitié de l’abondante bibliographie de Connelly, une cinquantaine de romans. J’apprécie la manière dont l’auteur rebondit sur le zeitgeist, comment les avancées en matière de détection d’ADN teintent ses histoires, comment les répercussions de la pandémie se répercutent sur le corps policier. Je m’attends à voir émerger dans ses prochains titres l’impact des récents incendies sur la cité des anges.
Dans Sans l’ombre d’un doute, son plus récent roman, l’arrivée de l’intelligence artificielle permet certaines avancées qui ne sont toutefois pas encore acceptées en cour — c’est fascinant. J’aime aussi qu’avec le temps, Connelly ait évolué et mis au monde des personnages féminins plus élaborés et complexes, comme l’inspectrice de nuit à Hollywood Renée Ballard, et qu’il soit sensible à ce qu’elles vivent dans ce milieu encore très macho et masculin. Mais mon préféré — et ça semble aussi être le favori de l’auteur — reste sans contredit Harry Bosch.
Maintenant retraité du LAPD (Département de police de Los Angeles) à plus de 70 ans, Bosch n’est plus au sommet de sa forme. Hypothéqué et malade, désarmé et sans badge, l’ancien enquêteur est hanté par certaines affaires qu’il n’a pas réussi à résoudre. Dans Sans l’ombre d’un doute, il subit des traitements expérimentaux de chimiothérapie parce qu’il a, des années auparavant, manipulé des produits nocifs.
Bosch vieillit, et Connelly doit penser à la relève. Renée Ballard a pris le relais, mais on entrevoit aussi que la fille de Bosch, Maddie, qui entame sa vie de policière, prendra bientôt son élan. Même si l’on sait qu’il n’est pas invincible ni éternel, c’est difficile de voir Bosch décliner. Il m’arrive, de temps en temps, de ramener un vieux Connelly d’un croque-livres. Dans ces formats poche aux pages jaunies, Bosch a encore de temps en temps une idylle ou un peu de bon temps dans une chambre d’hôtel avec une agente double… Ça introduit un petit intermède pas déplaisant et, surtout, cela permettait à Bosch de relâcher la tension, de faire contrepoids à la noirceur, à la violence et à la mort. Comme petit plaisir de la vie, il ne lui reste plus désormais que son amour du jazz, ses disques d’Art Pepper, Mingus, Coltrane et le saxo de Sonny Rollins.
Bosch n’est pas à l’avant-plan dans Sans l’ombre d’un doute. C’est plutôt son demi-frère Mickey Haller, l’avocat à la Lincoln, qui tient le haut du pavé. Personnage arrogant et intermittent dans l’œuvre de Connelly, Haller permet au lecteur de se faufiler dans les couloirs des palais de justice, les prétoires et les petites salles sans fenêtre. Il m’a appris beaucoup de choses sur la manière dont fonctionne le système judiciaire américain, mais c’est justement pour ça qu’il m’intéresse moins que Bosch.
Bosch, lui, est au service de la Justice avec un grand J. Permettre aux âmes perdues de reposer en paix, faire triompher la vérité, veiller sur les plus vulnérables, voilà l’objectif suprême et moral de Bosch, peu importe ce qu’il lui en coûtera. De plus, Haller est avocat de la défense, ce qui a tout pour écœurer Bosch, mais il a la générosité de payer ses traitements.
En échange, Bosch conduit sa Lincoln (en refusant toutefois qu’Haller s’assoie sur la banquette arrière) et mène de petites enquêtes en parallèle pour l’aider dans ses plaidoiries. Son instinct et ses quarante années dans la police de Los Angeles peuvent encore servir. Et comme le nouveau dada de Haller est de faire libérer des prisonniers injustement incarcérés, Bosch accepte de participer à la réouverture en habeas corpus du dossier de Lucinda Sanz, une mère accusée — peut-être à tort — d’avoir tué son ex-mari policier.
Sans l’ombre d’un doute n’est pas un grand cru, et le précédent, L’étoile du désert, ne l’était pas non plus. Ça m’a pris beaucoup de temps avant d’être happée par l’histoire. Je ne trippe pas non plus sur l’alternance entre la voix narrative de l’avocat à la première personne et celle de Bosch en filigrane à la troisième. Le livre m’est tombé des mains deux fois.
Curieusement, c’est l’arrogance de Haller qui a fini par me raccrocher. Il me fait sourire quand la juge le déçoit et qu’il cesse de s’adresser à elle en employant « Votre Honneur », pour plutôt la nommer « Madame la juge », puis y revient lorsqu’elle se rachète à ses yeux. Ça me fait rire quand il envoie un doigt d’honneur au procureur et aussi quand il se retrouve à passer la nuit au centre de détention pour outrage à magistrat. Même si sa manière de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué m’exaspère, je ne déteste pas son petit côté baveux sanguin.
Mais on commence à être « dus » pour un excellent cru un peu plus haletant. À qui sait attendre, le nouveau roman de Connelly, saura-t-il sustenter les lecteurs et les lectrices qui, justement, ont su attendre ? Pour l’instant, je vais lire Baignades, d’Andrée A. Michaud, en maîtrise totale de son art, grande styliste, et qui, elle, ne déçoit jamais.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.