Les clémentines de Kurt

En mai, nous nous sommes rendus en famille à Los Angeles pour une compétition de cheerleading à laquelle participait notre adolescente. Les performances avaient lieu dans les hangars de Universal Studios ; on se faufilait à travers des reproductions grandeur nature du Poudlard de Harry Potter, de la taverne de Moe des Simpson et du monde de Mario Bros. jusqu’au studio où les filles donnaient tout ce qu’elles avaient dans le ventre dans l’objectif de monter sur le podium.

Fan finie de la chanteuse américaine Lana Del Rey, Charlotte avait meublé ses (et nos) temps libres avec un itinéraire qui nous aura menés un peu partout, dans cette ville de cinéma et de musique, sur les traces de Lana : devant une murale à l’effigie de la star, sur la promenade longeant Venice Beach, dans un diner ouvert 24 heures sur 24, le Mel’s Drive-In, où l’on peut boire le milkshake préféré de Lana en écoutant son répertoire dans le juke-box devant une affiche autographiée.

Un soir, après les épreuves de cheer, encore un peu « buzzés » par tout le spray net qui flottait dans l’air autour des cheerleaders, et étourdis par la musique ultracrinquée qui rythmait leurs chorégraphies, nous relaxions à l’hôtel au bord de la piscine avec les autres familles d’athlètes.

On se demande souvent comment faire pour transmettre l’amour de la culture à nos adolescents, mais plus rarement comment s’inspirer, nous, de leur rapport à ce qui les fait vibrer. Quand ma fille trippe sur un film, une chanteuse, un humoriste, une série, elle se voue corps et âme à la découverte de ce qui a trait à son TOC. Ce qui la lie à ses artistes préférés est d’un ordre carrément monomaniaque. C’est beau, inflammable, presque totalitaire — tout sauf blasé.

Fans à son âge de Nirvana, son père et moi avions entendu dire que Kurt Cobain avait eu une maison à L.A., juste un peu avant la sortie d’In Utero, en 1993. Los Angeles n’est pas Seattle, bien sûr, ce n’est pas d’emblée la ville qu’on associe à Cobain, mais on sait qu’il y a vécu, avec Courtney Love et leur fille, Frances Bean, alors qu’elle était un tout petit bébé, une relative période d’accalmie. On a cherché un peu sur Internet, et trouvé plus d’infos sur la maison en question. En parcourant des documents municipaux accessibles en ligne, nous avons appris que la maison avait été rachetée par un artiste visuel qui voulait la faire démolir pour la reconstruire à neuf, que certains s’y sont opposés en raison du passage entre ses murs de la légende rock, ce à quoi la Ville a répondu que, s’il faut transformer en petits musées toutes les demeures où des stars se sont posées temporairement à Hollywood, on n’est pas sortis du bois.

Dans la requête que les fans ont présentée à la Ville, on retrouve le photoshoot du magazine Spin dans ladite maison. C’était à l’époque où Kurt et Courtney craignaient de se faire enlever le bébé en raison de leurs antécédents toxicomanes, et devaient montrer patte blanche. Un cocon, le lieu d’une accalmie, donc, pour les deux icônes grunges. Intrigant.

Nous avons découvert que nous n’étions qu’à deux stations de métro et une ascension dans les collines de Hollywood Heights de la maison sise sur Alta Loma Terrace. Sur YouTube, un gars explique comment s’y rendre, en passant par un sentier sinueux, creusé dans la montagne. Ça s’annonçait un peu cow-boy comme expédition, et le soleil commençait à décliner… « Vite avant qu’il fasse noir », nous sommes-nous dit.

Coquet quartier bourgeois à flanc de montagne, Hollywood Heights ressemble, pour en faire une peinture rapide et un peu caricaturale, à Fondcombe, repaire des elfes dans Le seigneur des anneaux. En nous fiant aux indications de notre guide sur YouTube, nous nous sommes retrouvés dans la zone des garages. Les habitants des Heights — des elfes et des artistes, je suppose — après s’être garés, montent dans des ascenseurs privés auxquels nous n’avions pas accès. La rumeur veut que les membres du groupe Sonic Youth, invités à un party chez Kurt après un show, se soient égarés dans les collines et n’aient jamais réussi à se rendre à destination. Ehhh lala, dans quoi nous étions-nous embarqués ? Rebrousser chemin aurait été une idée sage, mais « YOLO », avons-nous convenu. Et on a continué à s’engouffrer de plus belle dans les hauteurs avec la voix du gars de YouTube sur nos cells.

Derrière les résidences — charmantes, certainement très chères, mais pas inutilement ostentatoires —, il y avait des allées étroites ; persévérer dans ce labyrinthe de plantes grasses, de bougainvilliers, de succulentes aux feuilles de velours noir aura valu la peine puisque, après environ 20 ou 30 minutes d’escalade, tout à coup, même pas protégée par une clôture ou des avertissements de « Terrain privé », elle était là, offerte, dressée devant nous et nos mâchoires décrochées : la maison de notre héros grunge.

Petite et d’inspiration japonisante, blanche, avec toiture, corniches et cadres autour des fenêtres et des portes de couleur Mocha Mousse PANTONE-17-1230, encerclée de tiges de bambous : super jolie. Vacante dans l’attente de la suite, cadenassée et laissée un peu à l’abandon, avec de petites inscriptions en hommage à son célèbre occupant des années 1992-1993, somme toute subtiles et respectueuses.

On a baissé le ton, on s’est approchés. Il y avait sur un muret qui menait à la cour où Kurt avait dû décompresser avec Courtney une courge blanche, genre de citrouille écrasée, à moitié rongée, symbole très grunge à mes yeux. On s’est assis sur le balcon sous un arbre fruitier, j’ai mis une toune de Nirvana, pas trop fort pour ne pas déranger les voisins, c’était Come as You Are il me semble. Mon fiancé a fumé une cigarette. Moi, j’ai levé les yeux… et c’est là que je les ai aperçues ! Nombreuses, abondantes, oubliées : des clémentines dans leur arbre.

Alors, j’en ai cueilli une et je l’ai épluchée. Très juteuse, collante, un peu molle. Religieusement, j’ai déposé un quartier sur ma langue. Goûter cette saveur-là — étrange, qui contente puis fait grimacer — est peut-être le plus près que je me serai jamais approchée de mon idole. C’était à la fois sucré et acide, doux, mais revêche : à l’image de la musique de Nirvana.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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