Cette année-là

Chaque fois que l’année tourne, que le temps change d’unité, que nous jetons nos calendriers au recyclage et que se tiennent devant nous toutes ces pages neuves et blanches d’un avenir pas encore entamé, on se prend à espérer qu’il y aura bien quelque chose, en nous et autour de nous, qui pourra réellement repartir à zéro. Comme dans la chanson, on se met peut-être même à « imaginer la terre comme un jardin d’Éden », comme si nous avions la foi, comme si nous croyions aux mythes, comme si nous aimions encore les humains. Mais, bien ancrés que nous sommes dans un réel qui continue de s’écrire en scènes d’horreur, qu’elles nous arrivent en provenance de Gaza ou de La Nouvelle-Orléans, nous n’avons malheureusement même plus le temps de vivre une chute digne de ce nom, tant l’illusion offerte nous est de courte durée.

À peine déposés dans le nouvel an, il nous faut alors rapidement choisir entre les replis caractéristiques à notre époque : le cynisme, l’indifférence, la surconsommation ou alors la recherche de contrôle sur des objectifs aussi individualistes que superficiels. À en croire les publicitaires, et ce, peu importe nos algorithmes, le temps du renouveau concernerait ainsi, d’abord et avant tout notre propre personne, bien avant la collectivité à laquelle nous appartenons. Il s’agirait surtout de viser une certaine maîtrise de soi, de nous prendre en main, de nous entraîner le corps ou le mental, de nous détoxifier de toutes les manières, d’arrêter nos mauvaises habitudes, tout en achetant évidemment le plus possible d’applications, d’abonnements et d’autres produits dérivés, dans l’objectif d’enfin d’appartenir à ce vaste monde de gagnants qui contempleraient les perdants en surplomb. Si le jeu du « roi de la montagne » n’est plus toléré dans les cours d’école, il continue néanmoins de se jouer à grande échelle entre des adultes désolidarisés les uns des autres, seuls devant leurs écrans, débranchés des rituels collectifs, occupés à transmuter ce besoin humain fondamental d’espérance en une quête vers un idéal de soi qui ne concerne que « soi », justement. Les résolutions prises parleront d’une ligne à tracer entre le mauvais et le bon, le bon étant du côté de la pureté, du polissage et du « one size fits all », reléguant la rugosité, l’aspérité et l’ensemble du champ lexical de la mollesse à ce « mauvais », qui ne traversera pas le cap de la nouvelle année. Les salles de gym seront pleines et les cartes de crédit aussi, emplies de ce désir d’être un autre que soi, un autre qui serait mieux que nous, quitte à ce que ce soit sans nous.

Il y a 25 ans, alors que nous fêtions l’arrivée de l’an 2000, la mythique année qui devait faire basculer le monde dans une nouvelle ère plein de promesses, j’avais célébré le tout en dansant toute la nuit dans un bar, avec mon meilleur ami, qui, comme moi, était célibataire depuis peu. Il avait 20 ans. J’allais les avoir dans l’année qui s’ouvrait. En phase avec le siècle, nous étions l’incarnation même de ces porteurs d’avenir, nous qui allions réinventer le monde, le détricoter maille après maille pour le refaire plus habitable, plus beau, plus durable. Nous devions repartir à zéro, mais encore plus fortement cette année-là, à cause du chiffre, de sa portée symbolique, de cet âge qui nous forçait à regarder là où nos parents n’avaient pas eu le temps de poser les yeux, trop occupés qu’ils étaient à nous bâtir un monde qu’ils voulaient surtout sécuritaire. Nous nous tenions dans l’aube du siècle, avec toute l’insolence de notre jeunesse, son idéalisme, même s’il était déjà un peu écorché par nos années grunge, cette menace écologique qui commençait presque à être prise au sérieux, et nos emplois respectifs au McDonald’s et au club vidéo. Nous avions bu, trop probablement, et dansé comme si notre vie en dépendait. Puis, sur le coup de minuit, quelque part entre le rire, le désir de marquer le coup et la désinvolture caractéristique de notre âge, nous nous étions embrassés, comme ça, peut-être simplement pour offrir une résistance aux 25 années qui suivraient. Ce baiser sans conséquence avait donc été notre premier geste déposé dans la neige immaculée du siècle.

Avec mon sourire d’aujourd’hui, qui accuse les 25 années le séparant de ce souvenir, je songe, émue, à ce qui peut bien rester de ce désir de résistance, constatant combien les espoirs de ma génération se sont érodés aux rebords de ce fameux siècle, qui nous aura creusé de lourds sillons aux commissures des paupières et donné des cheveux gris, tout en nous poussant doucement vers une chute qui, comme dans l’autre chanson, nous fait tomber de haut, mais de moins en moins lentement.

Devant cette toute nouvelle année qui s’ouvre, contrairement à tout ce que mon fil d’actualité essaie de me vendre, ce ne sont pas des résolutions de reprise de contrôle individuelle qui me viennent en tête, non, mais plutôt quelque chose comme de grandes promesses lancées contre l’air du temps, des promesses de baisers, offerts en guise de résistance à ce qui, partout autour, s’effondre, se fâche, se polarise, se replie et s’enferme. Pour nous, sur la pointe des pieds, mais avec un restant de l’audace de mes vingt ans, je dépose sur la neige immaculée de l’année 2025 un peu de cette folie douce qui nous garde ouverts au vivant, des vœux de retrouvailles avec ce désir de sortir de soi, de lâcher la quête d’une perfection plaquée sur des corps et des visages qui n’existent pas, des invitations à chercher tous les nouveaux dieux qui traînent sur des visages étrangers, à dialoguer mieux avec les générations qui nous précèdent et avec celles qui nous suivent, avec tous ceux et celles qui ne pensent pas comme nous, surtout.

Pour 2025, je nous souhaite de nous embrasser — de manière consentie, doit-on le rappeler — symboliquement ou littéralement, d’embrasser l’autre, son monde, sa manière de penser l’avenir, de survivre à ce qui s’en vient. Je nous souhaite de la tolérance à l’incertitude, de l’ouverture à ce qui nous échappe, de la patience devant ce qui nous paraît encore si lent à changer, mais, plus que tout, je nous souhaite de l’engagement, de l’engagement radical envers ce monde qui n’a pas fini de nous étonner, un peu comme si nous avions la foi, comme si nous croyions aux mythes, comme si nous aimions encore les humains.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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