La censure des nuances
Dans l’espace public, désormais dominé par les réseaux sociaux, le propos nuancé semble avoir beaucoup de mal à se faire entendre. Le fonctionnement de plusieurs plateformes en ligne est basé sur des algorithmes qui mesurent ce qui retient l’attention des usagers. Plus les usagers demeurent sur la plateforme, plus il est possible de leur diriger des publicités ciblées et ainsi générer des revenus.
Certains prétendent que la mise en place de mesures étatiques pour exiger que ce qui est illicite en vertu des lois soit pareillement prohibé en ligne constitue de la censure. Lorsqu’il a mis la main sur le réseau Twitter, Elon Musk a affirmé sa volonté de créer une plateforme entièrement consacrée à la liberté d’expression et dans laquelle la censure n’aura pas sa place. Il a défié les lois qui commencent à être mises en place dans certains pays afin de réduire l’intimidation et les faussetés délibérées dans les espaces en ligne.
Mais les processus techniques utilisés par les plateformes en ligne comme TikTok, X ou Instagram imposent une censure insidieuse et dommageable pour la qualité des débats publics.
Le discours extrême
Lorsqu’on publie des vidéos sur TikTok ou sur Instagram, on ne peut tenir pour acquis que la plateforme va effectivement montrer ce contenu aux autres usagers. La plupart des réseaux sociaux ne permettent pas un lien direct entre les créateurs de contenus et les abonnés. Ils utilisent plutôt des algorithmes pour recommander du contenu.
Le linguiste Adam Aleksic expliquait dans un billet publié dans User Mag que les algorithmes contribuent à rendre le discours politique plus extrême. Sur les plateformes de réseaux sociaux, la communication se propage de façon virale. Elle atteint initialement un public restreint. Un contenu diffusé sur TikTok n’obtient de vues que s’il génère suffisamment d’engagement algorithmique pour être recommandé à davantage de flux d’utilisateurs. Sur la plateforme X, un tweet ne devient viral que s’il obtient suffisamment de retweets. Chaque publication atteint un public différent. Si on veut qu’un message soit vu et entendu, il faut le rendre viral.
Pour obtenir de meilleurs résultats sur les plateformes, soit plus de « j’aime », plus de partages et plus de rétention, il faut exagérer. Car dans ces espaces régis par des algorithmes opaques, un contenu moins spectaculaire ne va pas loin.
Cela expliquerait en partie que le style de communication des personnalités politiques et de tous ceux qui cherchent à rejoindre de vastes audiences a dû s’adapter aux contraintes des réseaux sociaux. On s’exprime avec moins de nuances, on exagère, car c’est ce qui maximise les chances que notre propos soit priorisé par l’algorithme.
Par défaut, les algorithmes favorisent les propos extrêmes et tendent à occulter les nuances. Ils fonctionnent comme des mécanismes de censure. Mais à la différence des règlements adoptés par les états démocratiques, sujets à des discussions publiques et appliqués moyennant le respect de conditions, les dispositifs techniques des plateformes s’appliquent sans discussion. Ils fonctionnent même à l’insu des usagers et sans que les entreprises qui déploient de tels mécanismes soient tenues d’en expliquer le fonctionnement et les présupposés à partir desquels ils sont conçus.
Ce type de censure est néfaste pour les créateurs de contenus. C’est aussi un problème pour les politiciens, qui doivent également remodeler leurs messages en fonction des algorithmes des réseaux sociaux. Plusieurs recherches indiquent que les politiciens se livrent à une plus grande incivilité en ligne qu’auparavant parce qu’ils savent que le contenu civilisé suscite moins d’engagement. D’autres analyses montrent que l’exagération délibérée des opinions en ligne entraîne une polarisation accrue, normalisant les opinions extrêmes tout en atténuant la visibilité des opinions modérées.
Les algorithmes utilisent l’engagement comme mesure de la viralité, et la désinformation a tendance à générer plus d’engagement. Alléguer que les Haïtiens mangent des animaux domestiques va susciter les réactions extrêmes nécessaires à la viralité. Même les tentatives de corriger ces faussetés peuvent paradoxalement être enregistrées comme un engagement supplémentaire.
Il est bien loin le temps des propos nuancés. Les récits circulant en ligne sont des messages formatés de plus en plus courts, accrocheurs et concis — optimisés afin d’inciter les usagers à cliquer sur le bouton « partager ». Ceux qui s’imaginent rejoindre tout le monde avec leurs messages doivent savoir que cette possibilité n’est disponible que si leur propos est exagéré ou purgé de nuances.
Dans les pays démocratiques, les lois ne peuvent imposer que des limites minimales et justifiables aux activités expressives. Sur Internet, la censure résultant des procédés techniques utilisés par les plateformes est plus préoccupante, car elle reflète seulement les intérêts commerciaux d’entreprises qui n’ont pas forcément grand souci pour la qualité des débats démocratiques.
Il est donc architrompeur d’affirmer, comme le font certains, que les lois que les états démocratiques s’apprêtent à mettre en place pour lutter contre le harcèlement et le racisme en ligne sont des menaces à la liberté d’expression. C’est le fonctionnement opaque des procédés techniques aux mains des géants du Web qui est la vraie menace à la liberté d’expression sur Internet.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.