Le cauchemar de Jagmeet Singh

La décision du chef du Nouveau Parti démocratique du Canada (NPD), Jagmeet Singh, de garder les libéraux de Justin Trudeau au pouvoir durant plus de trois ans jusqu’à la prorogation du Parlement, le 6 janvier dernier, découlait, selon le principal intéressé, du désir de faire des « gains » pour les travailleurs et les moins nantis. M. Singh se félicite ainsi d’avoir forcé les libéraux à adopter une loi-cadre instaurant un régime pancanadien d’assurance médicaments et à mettre en place un programme national de soins dentaires.

Ces « avancées » demeurent néanmoins fragiles. Pour le moment, le programme libéral d’assurance médicaments ne prévoit offrir la gratuité que pour les contraceptifs et les médicaments contre le diabète, et ce, seulement une fois qu’Ottawa aura conclu des ententes avec les provinces. Le nouveau programme de soins dentaires s’avère quant à lui moins généreux que promis, et les frais remboursés aux patients par Ottawa demeurent dans la plupart des cas bien en deçà du prix des services facturés par les dentistes. Qui plus est, le gouvernement fédéral n’a rien fait pour assurer la pérennité de ces programmes en instaurant un financement à long terme qui tient compte de la hausse inévitable des coûts.

En l’occurrence, la vantardise de M. Singh quant aux gains que son appui aux libéraux aura permis de réaliser n’est pas proportionnelle aux résultats obtenus. Le NPD risque de payer le prix pour avoir soutenu un gouvernement impopulaire sans avoir obtenu grand-chose en retour, si ce n’est d’avoir évité des élections fédérales pendant que le parti stagnait dans les sondages.

Or, le chef néodémocrate se trouve maintenant dans une très fâcheuse position. L’annonce de la démission de M. Trudeau redonne de l’espoir aux libéraux, dont la course à la chefferie accapare l’attention des médias et permet au parti de se montrer sous un nouvel angle. La perspective de voir Mark Carney à la tête du Parti libéral du Canada (PLC) après le 9 mars, date du scrutin de la course à la chefferie, constitue une très mauvaise nouvelle pour les troupes de M. Singh.

Selon un sondage de l’Institut Angus Reid publié cette semaine, les libéraux recueilleraient l’appui de 29 % des Canadiens avec M. Carney comme chef, contre 24 % avec Chrystia Freeland à la tête du parti. Le NPD tomberait à seulement 13 % avec M. Carney et à 17 % avec Mme Freeland comme adversaire. (On ne peut attribuer de marge d’erreur officielle au sondage, qui a été mené par panel Web auprès de 1960 Canadiens entre les 24 et 27 janvier, mais un échantillon probabiliste de cette taille aurait une marge d’erreur maximale de plus ou moins 1,5 %, dans 19 cas sur 20.) Pire encore pour M. Singh, les appuis aux NPD chuteraient à 11 % en Ontario dans un scénario où M. Carney deviendrait chef du PLC et à 19 % en Colombie-Britannique, contre 19 % et 26 %, respectivement, avec Mme Freeland à la tête du PLC.

Or, ces deux provinces comptent pour 18 des 25 sièges que le NDP détient actuellement à la Chambre des communes. Bref, l’arrivée de M. Carney à la tête du PLC ferait surtout mal au NDP là où il a besoin de gagner s’il veut sauver les meubles lors des prochaines élections fédérales.

M. Singh, qui a été presque absent de la scène politique depuis la démission de M. Trudeau, cherche ainsi à se réinsérer dans le débat autour de la réponse que doit livrer le gouvernement fédéral advenant l’imposition des tarifs douaniers sur les exportations canadiennes de l’ordre de 25 % par le président américain, Donald Trump. Le chef néodémocrate presse le gouvernement libéral de rappeler immédiatement le Parlement afin d’adopter un programme d’urgence pour aider les travailleurs touchés par les tarifs américains. Tant qu’à y être, les députés pourraient légiférer pour combattre l’ingérence étrangère avant les prochaines élections, comme l’a suggéré cette semaine la juge Marie-Josée Hogue dans son rapport final.

M. Singh a insisté pour dire que son plan ne contredit en rien son intention de se joindre aux autres partis de l’opposition pour renverser le gouvernement libéral après le 24 mars, date de fin de la période de prorogation proclamée par la gouverneure générale, Mary Simon.

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, se doute bien qu’avec cette « astuce », M. Singh cherche surtout à prolonger la vie du gouvernement libéral et à retarder la date des élections. « N’importe quel vote que les libéraux amèneraient sur le plancher viendrait avec un ensemble de procédures qui viserait à leur donner trois semaines ou un mois de plus », a affirmé M. Blanchet. En effet, le NPD chercherait à mettre sa marque sur toute mesure adoptée pour faire face aux tarifs douaniers ou pour combattre l’ingérence étrangère. Le débat en Chambre risquerait ainsi d’être long. Et connaissant M. Trump, d’autres « urgences » surviendraient qui mériteraient l’action du Parlement.

En l’occurrence, M. Singh aurait dû essayer de renverser le gouvernement l’automne dernier, quand M. Trudeau semblait encore indélogeable de la tête de son parti et que le NDP pouvait encore profiter de son impopularité pour attirer les électeurs progressistes déçus du premier ministre. L’arrivée de M. Carney à la tête du PLC risque de devenir un cauchemar pour le NDP. Les militants néodémocrates doivent sérieusement s’interroger sur la sagesse de la stratégie de leur chef.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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