Casser la baraque

« Casser la baraque » : ce plan de match du gouvernement Trump, appréhendé par ses adversaires défaits et prophétisé par quelques commentateurs inquiets, sonnait il y a quelques semaines comme une hyperbole.

Depuis la prise de pouvoir effective par Donald Trump, l’expression s’avère au contraire une description sobre de ce qui se passe. « C’est du brutal », écrit en couverture sur fond de binettes de Trump et de Musk en quasi-chefs mafieux, l’hebdomadaire conservateur français Le Point, journal anti-woke militant, peu suspect d’opposition de principe à la droite américaine.

Les soupçons de brutalité, de pratiques intimidatrices, sous des prétextes fallacieux, actions mal fondées factuellement et souvent illégales, s’accumulent et deviennent la pratique normale de ce nouveau gouvernement.

Sa stratégie pourrait se résumer dans la formule Shock and awe (« Choc et effroi », sinistre nom de l’opération « invasion de l’Irak » déclenchée en février 2003) : frapper, frapper, frapper, étourdir les ennemis, la société en général, voir qui résiste plus et qui résiste moins, qui se met à genoux… pour ensuite attaquer les plus faibles.

Même les descriptions les plus outrées — les plus partisanes, disaient certains — d’une nouvelle ploutocratie au pouvoir, d’un président et de quelques méga-milliardaires faisant la loi et décidant ce que les gens vont penser, acheter, lire, ne paraissent pas exagérées.

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« Autocratie », « ploutocratie », voire « fascisme » ou « proto-fascisme » : ces mots paraissaient à certains délirants, ou appartenant au passé. À l’interne, mais aussi, à l’international : « expansionnisme », « impérialisme », « néocolonialisme ». Concepts que Trump et l’actualité américaine — mais pas seulement américaine — ramènent à l’ordre du jour en 2025, parfaitement recevables en discussion.

En tout cas, s’ils ne se réalisent pas entièrement dans l’avenir, nommer aujourd’hui ces cas de figure comme un futur plausible (à défaut d’être certain) est nécessaire à la lucidité. Bien nommer les choses, certes, mais également tirer des conjectures plausibles et faire des hypothèses raisonnables sur l’avenir : voilà qui est moralement nécessaire.

Les accusations contre une oligarchie au pouvoir, qui veut renverser toutes les règles établies, à l’interne (avec les annonces de congédiements massifs, les abolitions d’organismes, les nominations ultrapartisanes) et à l’international (avec les retraits d’organisations internationales, les menaces d’annexions, la guerre commerciale mondiale)… ces accusations sont fondées.

Ce qu’on voit depuis le 20 janvier n’est pas un plan de « gouvernance », selon le mot convenu. Le plan est de détruire les équilibres et les institutions politiques existants, de déstabiliser des adversaires devenus ennemis, de créer un chaos. Lequel peut ensuite favoriser l’installation d’un régime centralisé, personnalisé, corrompu, cupide. Ces gens-là ne veulent pas contrôler l’ordre existant ; ils veulent un désordre dans lequel leur pouvoir relatif va croître.

C’est un régime qui intègre certains milliardaires dans le premier cercle comme affidés et codécideurs, au détriment de certains autres (comme en Russie), un fait qui rendra la vie plus difficile à toutes les entreprises, à l’exception de quelques-unes, les élues du roi. Tesla n’a payé aucun impôt fédéral en 2024, retenant ses paiements. Le nouveau gouvernement va-t-il les lui réclamer ?

Le copinage des milliardaires imposera ensuite les produits de leurs compagnies par le biais de réglementations favorables et de publicités gratuites. Collusion, corruption, copinage : les mots sont faibles pour décrire ce qui se met en place.

Un régime dont les vedettes créent leur propre monnaie, à leur nom (le « Trump », le « Melania » — ça ne s’invente pas), dans un but d’enrichissement personnel non dissimulé.

Ce nouveau régime est en train d’infliger à la police fédérale une purge inouïe : les meilleurs éléments du FBI, de la sécurité nationale et du renseignement reçoivent ces jours-ci, par milliers, des avis de licenciements.

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Et voici des alliés traditionnels comme le Canada et le Danemark, des pays amis — vu du Québec, on aime ou on n’aime pas le Canada, pour toutes sortes de raisons valables —, mais des États démocratiques, prospères et paisibles, alliés traditionnellement fidèles, voire dociles, qui deviennent du jour au lendemain l’ennemi ou l’adversaire à intimider.

On veut arracher un morceau au Danemark, s’approprier le Groenland. On impose au Canada et au Mexique des tarifs délirants (25 %)… mais, curieusement, on épargne relativement la Chine (10 %), qu’on disait pourtant dans la mire de façon prioritaire.

Le trumpisme est le tombeau de l’approche rationnelle, pour les acteurs politiques, mais aussi pour les analystes qui tentent de comprendre. Voici même des théories du complot qui soudain apparaissent plausibles.

Exemple : Elon Musk, « M. Tesla », qui a des intérêts en Chine (des usines et des clients), aurait — hypothèse reprise par Politico Europe et par Paul Krugman sur son blogue — soufflé à l’oreille de Donald qu’« il faut ménager Pékin ».

Résultat : on s’en prendra aux plus faibles plutôt qu’aux plus forts, ce qui est typique de Trump. Avec une excuse fallacieuse : le trafic de drogue à la frontière (le fentanyl), infinitésimal du côté du Canada. Et qui, même réel, ne ferait pas selon la loi américaine un prétexte recevable pour décréter des tarifs.

Mais Trump n’a que faire de la légalité — comme de la réalité. Il invente un « état d’urgence économique » (alors qu’il a hérité de Joe Biden de 2,6 % d’inflation, de 4,1 % de chômage et de salaires qui ont, depuis mars 2023, nettement repris le dessus sur l’inflation, par + 1,8 % voire + 2 %, selon Statista et la Federal Reserve).

L’immigration illégale reste un problème, mais elle était plus faible sous Biden que sous Trump I, et le mois de décembre 2024 représente à ce chapitre un creux de l’histoire récente. Mais dans le trumpisme, tout est faux ou presque, tout est inventé.

Crions à l’Apocalypse, racontons n’importe quoi, bazardons tout… et on verra mieux ensuite qui sont les forts et qui sont les faibles.

Pour joindre l’auteur : francobrousso@hotmail.com

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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