Capitalisme, précarité et vol à l’étalage

Depuis plusieurs mois, les entreprises de vente au détail aux États-Unis sont aux prises avec une hausse inquiétante des vols à l’étalage, qui se traduit par des pertes financières considérables. Bien que le vol à l’étalage ne soit pas un phénomène nouveau, il est désormais fréquemment abordé lors des conférences téléphoniques des grandes entreprises publiques au moment où elles présentent leurs résultats financiers.

Des enseignes majeures, comme Target, Walgreens et Home Depot, ont même déclaré que cette tendance plombait directement leurs marges bénéficiaires et les poussait à fermer certains points de vente dans les zones particulièrement touchées. Cette situation souligne non seulement la vulnérabilité accrue des détaillants face à ces actes, mais également les limites des politiques de tolérance en vigueur dans plusieurs États, qui permettent aux contrevenants de contourner les conséquences légales en dessous d’un certain seuil de vol.

Les pertes financières dues au vol à l’étalage aux États-Unis sont estimées à environ 94,5 milliards de dollars par an, selon le National Retail Security Survey. Si les tendances actuelles persistent, ce chiffre pourrait dépasser les 150 milliards de dollars d’ici 2026. Ces pertes ne touchent pas uniquement les grandes enseignes, mais aussi les petits commerces, qui peinent à supporter les coûts engendrés par la protection de leurs marchandises.

Ce phénomène met aussi à nu les dysfonctionnements du capitalisme contemporain, dans lequel une grande partie de la population se retrouve exclue des bienfaits promis par ce système. Dans certains États, les seuils élevés de tolérance visent à réduire la surcharge du système judiciaire. Cependant, ces lois occultent la véritable racine du problème : des inégalités croissantes qui poussent les plus démunis à commettre des actes désespérés pour subvenir à leurs besoins. Ce constat soulève des questions cruciales sur les fondements du système économique et l’absence de réponses adaptées aux besoins de la population la plus fragile.

Les lois varient d’un État à l’autre, ce qui crée un paysage juridique disparate. Dans certains États, une infraction de vol ne devient criminelle qu’à partir de valeurs élevées, souvent entre 1000 $ et 1500 $. Cette variabilité expose les entreprises à des risques inégaux selon leur emplacement géographique. Dans les zones où les seuils de tolérance sont plus élevés, des contrevenants peuvent ainsi voler l’équivalent de sommes importantes, parfois sans subir d’ennuis judiciaires. Par exemple, un vol de 800 $ dans certains États pourrait être traité comme un délit mineur, sans réelle poursuite, ce qui laisse les entreprises locales particulièrement vulnérables.

En parallèle, il faut rappeler que les accusations criminelles pour vol à l’étalage peuvent avoir des conséquences bien plus graves pour les individus que les délits mineurs. Être accusé d’un crime implique non seulement des risques de prison, mais limite également l’accès à un logement, complique la recherche d’emploi et peut même restreindre le droit de vote. Cette réalité illustre les effets disproportionnés que des sanctions sévères peuvent avoir sur des populations déjà fragiles.

Avec l’inflation et la hausse des prix des biens, certaines personnes estiment que ces seuils devraient être révisés pour éviter que des infractions mineures n’entraînent des conséquences disproportionnées pour une portion de la population déjà sévèrement défavorisée. D’autres plaident toutefois pour un resserrement de ces seuils afin de dissuader le vol.

Face à cette situation, les entreprises investissent massivement dans des systèmes de surveillance sophistiqués, des dispositifs de prévention du vol et l’embauche de personnel affecté exclusivement à la sécurité. Bien que ces mesures puissent réduire les pertes directes, elles entraînent également des coûts supplémentaires, qui font diminuer les marges bénéficiaires. Tôt ou tard, ces dépenses se répercutent inévitablement sur les consommateurs, au moyen de hausses de prix. Dans les régions fortement touchées, certains commerçants préfèrent même fermer leurs portes, et ils accentuent ainsi le déclin économique local. Ce phénomène, en limitant l’accès des communautés déjà fragilisées aux produits essentiels, vient aggraver les disparités sociales et économiques.

Les grandes entreprises disposent de ressources pour contrer ces défis, mais pour les plus démunis, la situation est bien différente. Je ne suis pas trop inquiet pour les entreprises, qui sauront s’adapter à la situation comme elles le font toujours, le capitalisme étant un système doté d’une grande capacité de résilience et d’adaptation, mais qu’en est-il des plus exclus et des plus démunis ? Ce sont eux qui subissent les répercussions d’un système qui perpétue les inégalités croissantes aux États-Unis.

Comment dès lors imaginer une société plus inclusive, où chacun aurait accès aux ressources essentielles sans être poussé à commettre des actes illégaux pour survivre ? Plutôt que de concentrer les efforts sur des mesures punitives ou sur une surveillance accrue, il est peut-être temps de s’attaquer aux causes structurelles du problème. Une société plus équitable et une meilleure redistribution de la richesse pourraient offrir des solutions durables aux exclus du système, et ainsi réduire les actes de vol à l’étalage.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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