Brouillard cérébral
Le brouillard cérébral, aussi appelé flou mental, fait partie des fabuleux symptômes associés aux changements hormonaux de la périménopause. Ça se résume à de petits oublis, à des difficultés à se concentrer ou à accéder à notre champ lexical. En clair, on cherche nos clefs, nos mots, et même la liste des choses à faire qu’on a probablement déposée quelque part en allant chercher quelque chose au sous-sol, mais on ne sait plus ni quoi ni pour quoi.
Imaginez ce que cela provoque sur le cerveau d’une femme qui vit déjà avec un trouble du déficit de l’attention comme c’est mon cas. Toutes les méthodes développées au fil des ans s’avèrent inefficaces. On se sent submergée et, surtout, on retombe dans la procrastination, car tout semble soudain plus complexe et plus exigeant.
J’avais déjà vécu ce genre de brouillard durant mes trois grossesses. À la différence que la société au complet pardonne à la future maman sa fatigue physique ou mentale. Après tout, elle est en train de tricoter un petit humain, on n’exige pas d’elle qu’elle soit ultra-performante dans toutes les autres sphères de sa vie. Même si certaines guerrières des temps modernes arrivent à exercer des métiers avec d’immenses responsabilités tout en étant enceintes ou en périménopause, il n’en reste pas moins que c’est épuisant de se sentir diminuée par des changements hormonaux sur lesquels on a plus ou moins de prise.
Mais laissons les hormones de côté et revenons à ce fameux brouillard cérébral. Lorsque ce trouble est dû à une pathologie plus sérieuse (tumeur, traumatisme crânien, diabète, intoxication), la médecine utilise alors le terme obnubilation ». En observant l’étymologie de ce mot — du latin obnubilare, qui signifie « couvrir de nuage » —, on comprend d’où vient son proche cousin, le verbe « obnubiler ».
C’est précisément l’état dans lequel mes pensées sont prisonnières depuis le lundi 20 janvier 2025, jour de l’intronisation de Donald Trump.
J’en suis obnubilée, obsédée, soucieuse, embrouillée, et tous les autres synonymes que vous pourrez trouver. Cette arrivée au pouvoir me trouble bien plus que je ne l’aurais imaginé. Et pourtant, j’ai une imagination fertile ! Je crois que je ne pouvais tout simplement pas concevoir qu’il irait aussi loin, aussi vite. Autant de décrets signés en moins de 10 jours, qui marquent des reculs inouïs quant à la protection de l’environnement, à la santé, aux droits des femmes, à ceux des personnes LGBTQ +, entre autres. Si certains décrets paraissent loufoques, comme celui qui veut que l’on renomme le golfe du Mexique « golfe de l’Amérique », certains sont beaucoup plus inquiétants, comme celui qui rétablit la peine de mort au niveau fédéral.
De plus, sa rhétorique démontre clairement sa volonté d’exercer son pouvoir sans entrave, avec des visées expansionnistes. Lorsqu’il affirme avoir été « sauvé par Dieu pour redonner à l’Amérique sa grandeur », je perçois un Tartuffe moderne prêt à tout pour instaurer un totalitarisme déguisé. Tout dans son discours démontre sa volonté de faire des États-Unis une puissance hégémonique sans merci, cela au détriment d’un grand nombre d’accords multilatéraux. Certains experts, mieux outillés que moi pour analyser le début fracassant du deuxième mandat, ont qualifié de « fascisants » certains aspects de la politique de Trump.
Au-delà de son discours et de ses décrets, c’est surtout par ses gestes significatifs et inquiétants que son gouvernement s’est illustré aux premiers jours de son mandat. Je pense au renvoi très symbolique de l’amirale Linda Fagan, première femme à avoir dirigé une des six branches de l’armée. À la décision de gracier ou de commuer les peines de quelque 1500 personnes condamnées pour avoir participé à l’attaque du Capitole, le 6 janvier 2021, dans le but d’empêcher l’intronisation de Joe Biden. Un véritable assaut contre la démocratie qui a fait des morts et une centaine de blessés.
Parmi les émeutiers à bénéficier du pardon présidentiel, rappelons qu’on retrouve deux importants accusés, l’ancien leader des Proud Boys Enrique Tarrio et le fondateur des Oath Keepers, Stewart Rhodes, deux milices d’extrême droite. En libérant ces individus, que le président qualifie à tort de prisonniers politiques, il accorde à leurs gestes une légitimité. Cela revient en quelque sorte à autoriser des actes de sédition commis par des extrémistes et des terroristes internes.
Vous imaginez bien que le salut controversé d’Elon Musk et son discours aux partisans du parti d’extrême droite allemand (AfD) viennent ajouter à mon désarroi. Si l’homme le plus riche du monde soutient la droite radicale un peu partout en Europe, je trouve ça très préoccupant. D’autant qu’il semble être celui qui chuchote le plus fort à l’oreille du président des États-Unis, comme Gríma « Langue de serpent » dans Le seigneur des anneaux.
En cette semaine où l’on marque le 80e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz, où les survivants racontent les atrocités qu’ils ont endurées, cette citation d’Antonio Gramsci, philosophe marxiste emprisonné par le régime fasciste de Mussolini jusqu’à sa mort, me revient en mémoire : « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres. » En ces temps de polarisation extrême où les nuances font cruellement défaut, ces mots résonnent encore plus fort dans mon cœur inquiet.
Par conséquent, vous comprendrez pourquoi tout ça me hante et me pourchasse. Et cela n’a malheureusement rien à voir avec la fluctuation toute naturelle de mon taux d’œstrogène.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.