Brasiers

L’année 2025 débute avec la férocité d’un coup de poing. Déjà, un brasier : depuis les premiers jours de janvier, le sud de la Californie est ravagé par les flammes. Des images effrayantes, des milliers de personnes déplacées, au moins 25 vies fauchées, des familles qui ont tout perdu découvrent qu’elles ont été larguées en catimini par leur assureur…

Au moment où l’on apprend que 2024 a été la première année où la moyenne des températures globales a dépassé le seuil de 1,5 degré Celsius de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle, on imagine difficilement une illustration plus claire de l’avenir qui nous attend.

Dans la région métropolitaine de Los Angeles, on parle déjà de la fermeture permanente de certains quartiers en proie à des embrasements récurrents. Un tel déplacement de population ne serait pas banal. Il n’est pas question ici de renoncer à reconstruire une municipalité rurale isolée. On parle de zones urbaines dans l’une des plus grandes villes en Amérique du Nord.

Une ville où, par ailleurs, la crise du logement est déjà aiguë — avec un marché immobilier parmi les plus inaccessibles aux États-Unis et des loyers chers —, dans un État ayant l’un des taux d’itinérance les plus élevés par personne au pays. Les incendies californiens nous plongent au cœur de l’interaction perverse entre les inégalités sociales et la crise climatique — jusque dans la manière de les combattre.

Depuis la semaine dernière, parmi les pompiers déployés pour affronter les flammes, on dénombre au moins 900 personnes incarcérées, placées sous le contrôle du Département des services correctionnels et de réhabilitation de Californie (CDCR). En temps normal, ces travailleurs et travailleuses incarcérés épaulent les services de sécurité incendie pour la prévention et le contrôle des brasiers.

Ces personnes doivent accomplir du travail manuel exigeant, comme le débroussaillage, ou alors diverses tâches de soutien aux premiers répondants. Elles gagnent de 5 à 10 $US par jour. Sur son site Web, le CDCR indique qu’en période d’urgence, les quarts de travail peuvent durer 24 heures, pour une rémunération quotidienne d’aussi peu que 26,90 $. Selon le LA Times, bon an, mal an, ces personnes représentent jusqu’à 30 % des effectifs déployés pour combattre les incendies en Californie.

Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un travail noble et essentiel — qui prévoit d’ailleurs une rémunération supérieure à celle des autres emplois en détention. Bien que les conditions de travail soient loin d’être optimales, les participants au programme parlent avec fierté de leur participation à la lutte contre les incendies, une occasion d’apporter une contribution significative à la collectivité, tout en étant traités avec une dignité rare dans le système correctionnel.

Reste que cela ressemble à une fable sombre sur le capitalisme catastrophique. En s’y attardant, on comprend que ces pompiers incarcérés sont en fait particulièrement convoités par les autorités de l’État. Il ne s’agit pas, avant tout, d’un programme de réinsertion sociale, mais bien d’une voie d’accès permanente à une main-d’œuvre essentielle à bas coût. Un projet pilote visant à former les jeunes contrevenants à la lutte contre les incendies a même été mis sur pied — de toute évidence, on envisage les choses dans la durée.

Ainsi, on s’appuie sur une main-d’œuvre non libre pour limiter les ravages des incendies précipités par le réchauffement climatique. On envoie au front des premiers répondants sous-rémunérés, qui sont d’emblée plus susceptibles de provenir des collectivités les plus rudement affectées par les conséquences néfastes du dérèglement du climat.

C’est le non-dit dans l’affaire : il existe un recoupement clair entre les populations incarcérées et les populations qui subissent le plus les injustices environnementales. Au premier chef, les personnes issues de communautés économiquement défavorisées, où les personnes racisées sont surreprésentées, le sont aussi derrière les barreaux. De plus, les prisons elles-mêmes contribuent à l’exposition disproportionnée des personnes à des risques environnementaux, notamment parce qu’elles se trouvent souvent à proximité de sources de pollution toxique.

Tout cela n’est pas un hasard. C’est un projet politique. La géographe et militante Ruth Wilson Gilmore a observé ces dynamiques à l’œuvre entre les institutions carcérales et le capitalisme, en envisageant la prison, l’incarcération, en tant qu’institution extractive. Il s’agit, écrit-elle, d’extraire la « matière première de la vie : le temps ». Les logiques carcérales du capitalisme, explique-t-elle encore, organisent les espaces de confinement, d’immobilité contrainte, pour mieux permettre la circulation et l’accumulation du capital ailleurs.

Coïncidence ou corroboration de sa théorie, Wilson Gilmore a d’ailleurs élaboré ce cadre d’analyse en étudiant, précisément, le système carcéral californien. Son objet d’étude semble ces jours-ci pousser la démonstration jusqu’à la caricature (si seulement c’en était une) : extraire la force de travail captive pour éponger les ravages causés par un mode d’organisation économique et sociale qui repose sur l’activité extractive et confine à la destruction du monde.

Alors que le président désigné Donald Trump s’apprête à se réinstaller à la Maison-Blanche, et que ses courtisans milliardaires se montrent empressés de mettre le capital au service de son idéologie, on se dit que le brasier est là pour de bon. Sommes-nous prêts à le combattre ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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