L’art d’annexer
On ne parlera pas trop ici de la manière dont les ambitions impérialistes des États-Unis ont joué un rôle dans les destins politiques d’Hawaï, des Philippines, des deux Corées, de l’Indonésie, du Vietnam, du Cambodge, de l’Iran, de l’Afghanistan, du Koweït, de l’Irak, de la Syrie, d’Israël, de la Palestine, de la République démocratique du Congo, de l’Angola ou de l’Éthiopie, entre autres. Concentrons-nous ici plutôt sur les annexions, coups d’État, invasions militaires et autres initiatives d’ingérence politique téléguidées de Washington qui ont forgé l’histoire des Amériques.
D’abord, il y a eu la « destinée manifeste ». Alors que les États-Unis s’avançaient vers l’ouest du continent, on a développé un appareil idéologique qui permettait de justifier, notamment, les massacres des populations autochtones qui entravaient la gloire de l’empire. Les Américains seraient un peuple choisi par Dieu pour conquérir tout le continent, puis le monde. Par l’expansion de leur pouvoir jusqu’au Pacifique et leur guerre de conquête d’une grande partie du territoire mexicain, les dirigeants des États-Unis n’auraient qu’accompli la volonté divine.
Ensuite, il y a eu ce qu’on a parfois appelé a posteriori, de manière problématique, les « guerres des bananes ». L’idée, ici, c’est de décrire une période de l’expansionnisme américain guidée par la volonté d’asservir les Caraïbes et l’Amérique centrale aux intérêts commerciaux de Washington, notamment en matière de production de canne à sucre, de tabac, de café, de bananes et d’autres produits agricoles tropicaux ainsi que d’extraction de minerais.
La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle ont vu des invasions militaires qui ont mené à la construction du canal de Panama, à l’annexion de Porto Rico et à des périodes d’occupation armée de Cuba, d’Haïti, de la République dominicaine, du Nicaragua et du Honduras. Dans bien des cas, les troupes américaines n’ont quitté ces pays qu’après avoir participé à un processus de réécriture des lois (voire des constitutions) ou après avoir contribué à mettre en place un régime qui allait garantir les intérêts commerciaux des grandes compagnies étasuniennes. La révolution cubaine, nourrie initialement par un anti-impérialisme plus que par le communisme, a représenté un échec cuisant pour Washington, un échec qui n’a que raffermi sa volonté de contrôler le reste de la région.
À partir des années 1960, Washington a eu moins recours à l’envoi de troupes en Amérique latine : les techniques de contrôle se sont raffinées. Il est plus efficace et moins coûteux, tant financièrement que diplomatiquement, d’utiliser la CIA pour déstabiliser un régime ou de fournir de l’entraînement ou de l’équipement militaire à ses opposants.
Par exemple, le social-démocrate Salvador Allende, élu au Chili en 1970, a frustré le président Richard Nixon avec des politiques économiques qui dérangeaient les intérêts américains. Après avoir lancé une forme de guerre commerciale pour affaiblir l’économie, Washington a appuyé le coup d’État lancé par Augusto Pinochet en 1973, ainsi que sa dictature, qui a duré jusqu’en 1990. En Bolivie, au Brésil, en Équateur, au Guatemala et au Venezuela, notamment, les Américains ont appris à favoriser les régimes qui les avantageaient tout en se distanciant progressivement des manières plus « rustres » d’atteindre leurs objectifs. Forcer un changement de régime en bombardant ou en attaquant directement les populations, on s’est mis à réserver ça pour des pays plus loin des caméras occidentales, comme l’Irak.
Cela dit, deux éléments ont bouleversé la capacité des États-Unis à s’ingérer dans les affaires de leurs voisins de manière à favoriser leurs intérêts économiques.
Le premier, ce sont toutes les actions de Benjamin Nétanyahou depuis le 7 octobre 2023.
Parce que l’immense majorité des armes israéliennes sont américaines, aux yeux d’une grande partie de la population mondiale, on ne peut dissocier Washington du régime israélien de Nétanyahou. On parle d’accusations de génocide contre la population de Gaza, de crimes de guerre, d’une crise humanitaire sans nom. Et pourtant, ça continue. On bombarde Beyrouth ? On redéploie des troupes dans le Golan ? Pas de problème. Parce que les images de l’horreur nous sont directement accessibles sur nos téléphones, mais que le monde ne bouge pas, on a fait (peut-être plus que jamais depuis sa création) une moquerie de l’institution des Nations unies — et plus généralement du droit international. L’idée qu’il y a un coût politique, pour les Américains, à un appui trop direct à la violence a reculé de manière phénoménale.
Le deuxième, c’est que les plateformes numériques qu’Elon Musk ou Mark Zuckerberg ont construites représentent des outils de déstabilisation démocratique qui auraient fait rêver, voire ému aux larmes, les agents de la CIA des années 1960 et 1970.
Pour organiser la chefferie du Parti libéral du Canada, puis nos élections fédérales, nos acteurs politiques devront chacun remettre des sommes faramineuses à des milliardaires américains proches de Donald Trump, sous forme d’achats de publicité, afin de faire intervenir les divinités algorithmiques en leur faveur. Et qui sait, si l’une de nos options politiques plaît particulièrement à ces messieurs, ils pourront par le biais de leurs plateformes avantager leur poulain tout en maintenant l’illusion qu’Internet constitue un espace de dialogue neutre pour les démocraties. Le virage numérique du XXIe siècle aura privatisé — et même rendu ultraprofitable — le sale boulot du sabotage des souverainetés politiques.
Alors que Donald Trump parle d’« annexion économique » du Canada et d’occupation militaire de Panama et du Groenland, retenons que, d’une part, déstabiliser une démocratie étrangère n’a jamais été aussi facile pour les Américains, et que, d’autre part, même si la violence directe leur était nécessaire, celle-ci choque de moins en moins. Retenons aussi que les États-Unis ont cherché à asservir le monde à leurs intérêts économiques depuis leurs débuts. L’idée peut représenter l’un des sens de l’expression « Make America Great Again ».
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.