L’ardoise cannelle

La quincaillerie du quartier offre à voir en vitrine, depuis le début janvier, une affiche qui vante les coloris de l’année. Quelle est donc la couleur d’entre les couleurs pour 2025 ? « Ardoise cannelle », paraît-il. Un joli arrimage de mots, comme c’est l’habitude chez les vendeurs de couleurs. Le gris est une couleur, quand on y pense, tout à fait en phase avec notre époque où les Lumières continuent d’être chassées à grands coups de pied.

Au nombre des autres coloris promis à envelopper notre présent pas tellement chantant, il faut considérer aussi, selon les publicitaires, la teinte « ardoise » (gris) ou bien « anthracite » (gris). Pensez aussi, est-il dit, à « blanc glacial » et à « pluie parisienne »… À l’heure d’un président au teint orange, autant de gris s’associe bien à un temps si peu clément.

Dans l’Antiquité, raconte l’historien Michel Pastoureau, plusieurs noms différents existaient, dans le langage courant, pour décrire plusieurs variétés de couleurs. Ce n’était pas le produit d’une langue affectée, conduite par les impératifs de la seule publicité. Pour parler de la couleur rouge, par exemple, les Grecs comme les Romains utilisaient des dizaines de mots. Par comparaison avec notre temps, cela montre peut-être l’aveuglement dans lequel nous nous réfugions quand vient le moment d’envisager la couleur de notre époque autrement que par les éclats de sa seule surface.

Dans Le vendeur, le remarquable film de Sébastien Pilote, un client souhaite acheter, chez un concessionnaire automobile, un véhicule tout neuf. Il le veut bleu. Vous vous souvenez de cette scène ? Même si le client n’en a ni les moyens ni, à vrai dire, le besoin, l’accès au crédit l’encourage à envisager l’horizon d’une vie ragaillardie sous la forme de ce tas de métal bleui. Dans cette automobile, il projette une solution à sa grisaille intérieure. Le vendeur, incarné par Gilbert Sicotte, doit cependant lui annoncer une bien mauvaise nouvelle. Hélas, le bleu ne figure plus désormais au catalogue des couleurs offertes par le constructeur. Désormais, lui dit Sicotte avec un léger sourire, c’est « azur » qui est proposé au consommateur…

Écrivain et philologue, Victor Klemperer écrit, à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, un ouvrage consacré à la langue en usage dans l’univers du IIIe Reich. Dans LTI, il observe que les tournures techniques, en donnant un sens nouveau au monde, se multiplient à grande vitesse, dans pratiquement tous les domaines de l’existence. Il ne s’agit pas pour autant d’inventions très originales, note-t-il. Elles ne changent pas quoi que ce soit, par exemple, à la nature profonde des manifestations de masse. Malgré tout le maquillage dont on badigeonne une société, que peut-on savoir avec certitude sur sa pensée, sur son état d’esprit ? C’est en somme ce que se demandait Klemperer. Après tout, tant qu’il fait nuit sur nos vies, tous les chats ne demeurent-ils pas bien gris ?

Il est difficile, depuis que Donald J. Trump est revenu en piste, au milieu d’un grand cirque de décrets et de coups de gueule, de détourner la tête de ce qui est en train de se produire aux États-Unis. Chaque jour qui passe, les effets sur le monde apparaissent de plus en plus considérables. Comment imaginer la couleur de notre monde si ce président qui abuse de lotion autobronzante continue de tout brasser sans rien ménager, sinon ses amis milliardaires ?

Durant la dernière campagne présidentielle, il se trouvait plusieurs beaux esprits, hors des États-Unis, pour répéter, d’un air décontracté et hautain, que trop d’attention était accordée à la perspective d’un retour de Trump. Comme si l’actualité de ce pays étranger était tout à fait déconnectée de leurs préoccupations identitaires et étroitement nationalistes dont ils préféraient se gargariser à longueur de journée. Ce sont les mêmes têtes heureuses aujourd’hui, remarquez bien, qui vous affirment que tout va bien dans un monde trumpien, hormis peut-être ce qui pourrait venir troubler leur vie bien à eux, par exemple les tarifs douaniers imposés aux produits canadiens.

Ne trouve-t-on pas quantité de gens qui se croient éloignés de Trump, qui disent qu’il ne faut pas trop s’en soucier, mais qui, dans les faits, ne sont pas autre chose qu’une chambre d’écho aux conceptions du monde de cet invraisemblable président qui casse tout sous sa dent ? Revenons un instant sur la fermeture sauvage par Amazon de ses entrepôts au Québec. Le gros de l’appareil politique, au Canada comme au Québec, s’est tout bonnement étonné que la bête dont ils ont si souvent caressé les idées se propose soudain de les avaler. Comment expliquer tant de naïveté ?

Jamais la haine de la diversité sociale, des minorités, des étrangers, de l’immigration, des médias, de la culture, du système de justice ne s’est si bien portée de manière décomplexée depuis des années. Les réactionnaires de tous les pays se sont unis. Pour justifier leur mépris le plus élémentaire de la raison, ils peignent tout d’une couleur qu’ils ont créée en large partie : le « wokisme ». Aucun pays ne manque plus de trumpistes en puissance, même quand ils feignent d’ignorer qui ils sont pour mieux asséner leurs élucubrations au nom de la nation. Nous voici par exemple devant des politiciens québécois et canadiens qui professent que Trump a raison de dire que la frontière est une passoire par laquelle coulent sur les États-Unis des drogues de synthèse et des immigrants, bien que toutes les données affirment que cela n’est pas justifié.

À la frontière, des hélicoptères Black Hawk patrouillent désormais à basse altitude, au-dessus des chevreuils et de vastes étendues de neige. Le flacottement caractéristique des pales de cet appareil donne le sentiment étrange de se retrouver au Vietnam. Est-ce l’époque de Richard Nixon que nous revivons ? Mais non. Nous n’en sommes plus aux élucubrations de Henry Kissinger, son éminence grise, ni même de l’ultralibéralisme débridé proposé par Ronald Reagan. Nous sommes devant un homme peut-être sans précédent. Ce président aux prétentions inouïes est-il advenu parce que, tout simplement, il est de la triste couleur de notre temps ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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