Architecture romane pour déprime post-électorale
Dans le train, Alexandra Stréliski dans les oreilles, je vois le paysage défiler à l’envers, ce qui dépose en moi de cet alanguissement qui me permet d’accéder au territoire de l’écriture. Tout devient alors un peu suspendu, quelque part entre deux points de chute, deux lieux qui portent tous deux la dénomination pourtant si précieuse, rare, privilégiée de « la maison ». Au cours des trois dernières semaines, je me suis immergée dans cet autre versant de moi, celui qui plante ses racines sur un vieux continent empli de défauts, mais que je ne me résous jamais à condamner, que j’ai du mal à quitter pour de bon, même quand il m’énerve, même quand il me parle en me regardant de haut, même quand il ramène mon accent à Céline Dion ou à Garou.
Je ne lui en veux jamais assez longtemps pour ne pas désespérer, au bout de quelques mois, de m’y retrouver, pour entendre ses accents (parce que, oui, il en a mille et un, quoi qu’il en pense), ses petites manies autour des repas, son odeur de cigarette décomplexée sur les terrasses, sa manière de se critiquer tout en se pensant toujours un peu supérieur aux autres, sa manière de faire un vrai débat, ses villes avec, partout, la trace d’une histoire qui refuse de sombrer dans l’oubli, sa célébration de la culture, partout, tout le temps.
Ce continent, si différent de celui où j’ai vu le jour, de celui où je travaille et où j’élève mes enfants, continue de me parler une langue que je ressens dans une mémoire cellulaire qui n’est pas celle de ma propre vie. J’y suis née sans y être née, par mes étés d’enfance au bord de l’Atlantique, par ma grand-mère que je cherche encore sur le quai vidé de sa présence de la gare de Rennes, par mes amies qui font famille autour de moi tandis qu’elles m’accueillent année après année, dans le doux cocon de l’amitié qui se rit des distances et des océans.
C’est de ce continent que j’ai regardé mon autre continent mettre à la tête d’un de ses grands pays un tout petit garçon apeuré qui joue au géant pour écraser ce qui l’effraie : l’altérité, le féminin, le vulnérable et le différent. Ce matin-là, en ouvrant le téléphone et en comprenant ce qu’il en était, je suis sortie marcher dans la ville de Clermont-Ferrand, où je logeais en vue de ma participation à un congrès sur les soins palliatifs. J’ai déposé à mon oreille « liste-de-musique-dépressive-pour-mère », concoctée par mon adolescent de 13 ans, et suis sortie arpenter la ville.
Pour encaisser le choc, je me suis drapée, alors, de cette autre maison, la plus permanente de moi, peut-être, celle qui me permet d’appartenir à deux pays en même temps, celle qui devient ma résidence d’écriture perpétuelle : la mélancolie. Darkness at Noon, de ALA.NI, a retenti dans mes écouteurs, tandis que je découvrais que Clermont-Ferrand possède sur son territoire plus de huit églises et cathédrales, dont la célèbre cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption, d’inspiration gothique. Noire, majestueuse, elle est construite en pierres de lave, la ville étant déposée au beau milieu d’une chaîne de volcans, dont le célèbre puy de Dôme, qu’on aperçoit au loin, une fois les brumes du matin de novembre levées.
La cathédrale étant fermée, je n’ai pu y entrer et me suis résolue à la photographier de l’extérieur seulement. J’ai envoyé les images à l’ami architecte Daniel Quirion, qui m’a répondu : « l’architecture gothique est une orgie de lumière, de verticalité, de grandeur ». J’ai repris mon chemin et, tandis que jouait The End of the World, de Pillow, je suis tombée, presque par hasard, sur la basilique Notre-Dame-du-Port, d’architecture romane, elle, construite au XIIe siècle. J’y ai trouvé une porte toute grande ouverte, qui m’a menée vers une lumière qui, par sa douce réverbération sur les arches et les vitraux, aura servi à m’apaiser pour les mille prochaines années. J’ai envoyé les photos à l’ami Daniel, qui m’a répondu ceci : « L’architecture romane est défensive. Elle est là pour qualifier la lumière, à défaut d’en avoir beaucoup. »
J’ai trouvé que l’endroit était donc bien choisi pour ce matin de défaite, et que j’allais m’y installer, pour les quatre prochaines années, dans ce qui choisit de « qualifier le peu de lumière disponible, à défaut d’en avoir beaucoup ». Je me suis dit que, devant les jours qui viendraient, je me refuserais d’être avalée par le noir total, sans pour autant nier un fait : l’avenir est novembre, pareil à ce long mois qui va vers l’hiver.
Il y a huit ans, en novembre, quelques jours après que le même petit garçon terrorisé eut été porté une première fois au pouvoir, après la mort de Leonard Cohen, je donnais naissance à une fille, par une nuit éclairée de cette lune pleine et immense, dans ma chambre, accompagnée de ma sage-femme. Comme quoi, même au creux du mois le plus désespérant, la « puissance invaincue des femmes », selon le titre de Mona Chollet, se manifestait, à nouveau.
Cette nuit-là, un autre petit garçon, mon fils de cinq ans, était venu poser ses mains sur mes épaules, avant d’aller se recoucher, avec sa grand-mère et sa tante, qui veillaient sur lui. Il m’avait dit, du haut de son enfance si juste, impressionné, mi-apeuré, mi-fasciné, par la puissance de ce qui se déroulait en moi, « maman, je te donne du courage ». Au matin, il avait entendu le premier cri de sa soeur, et sa peur avait cédé la place à l’émerveillement le plus total.
Dans le train qui me ramène vers Paris, où je prendrai un avion qui me redéposera dans mon autre chez moi, je mets Anthem, de Cohen, dans mes écouteurs, pour accompagner les mots qui coulent en même temps que mes larmes sur le clavier.
« There is a crack in everything, that’s how the light gets in. »
Encore et encore.
Demain, je retrouverai mon amoureux, mes enfants, mon pays. Dans quelques jours, nous célébrerons le huitième anniversaire de ma fille qui, du fait de sa seule existence, amène dans n’importe quel novembre toute la lumière nécessaire au vivre. À elle, je continuerai de parler de cette puissance invaincue, celle qui vient de cette « faille », dont Leonard parle, celle par où la lumière entre. Je continuerai de préserver en elle cet accès à ce qui loge ailleurs que dans la « verticalité, la puissance, la grandeur ».
Et avec mon fils, nous continuerons de nous parler du courage, de celui des femmes, certes, mais aussi de celui de ces hommes qui, en grandissant, au lieu de jouer aux géants qui dominent et écrasent, choisissent de transmuter leur fascination, leur terreur de l’altérité, du vulnérable et du féminin en un émerveillement, d’abord, mais en un respect le plus complet, surtout.
Et, ensemble, nous tenterons de nous installer dans une sorte de basilique romane, qui, à défaut d’avoir beaucoup de lumière autour d’elle, s’entêtera à magnifier celle qui continue à entrer jusqu’en nous.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.