L’annexion aux rois d’autrefois
En 1849, Louis-Joseph Papineau en appelle, dans la foulée des révolutions qui ont secoué l’Europe l’année précédente, à l’annexion du Canada avec les États-Unis. L’échec des soulèvements de 1837-1838 l’a conduit à regarder ailleurs. Comment ne pas constater la réussite de cette grande République ?
Comme certains de ses amis, dont Louis-Antoine Dessaulles et Joseph-Guillaume Barthe, le vieux chef patriote croit au rayonnement d’une société qui grandit sous le soleil des idées républicaines. Le journal L’Avenir résume l’idée : « Nous sommes arrivés à l’époque où le Canada doit devenir république, où notre étoile doit aller prendre place au ciel américain. »
Papineau aspire à connaître les joies du progrès, sous la protection « des institutions les meilleures, les plus libres, les plus démocratiques ». L’annexion aux États-Unis, croit-il, constitue cette bonne occasion de se gouverner au mieux soi-même, de mettre fin au régime colonial et seigneurial, d’imposer les bienfaits d’une séparation entre l’Église et l’État.
À ce propos, Papineau prend la parole devant les membres du Comité annexionniste. Dans un Canada façonné par Londres, explique-t-il, les gouvernés sont sans cesse sacrifiés « aux intérêts, aux caprices, aux opinions le plus souvent mal fondées des plus forts, puisqu’ils sont les gouvernants ». Avec les États-Unis, en contrepartie, l’horizon lui apparaît dégagé, mieux équilibré.
Les libéraux à la Papineau souhaitent l’égalité politique, sans trop considérer l’égalité sociale. Le principe de la souveraineté populaire les enthousiasme. Ce qui ne les empêche pas de se méfier des modalités de son exercice. Leurs devanciers patriotes n’ont-ils pas embrassé l’idée de la représentation, tout en manifestant leur volonté d’exclure les femmes ?
Papineau ne voit pas que, dans la jeune République américaine, grouillent les larves d’un capitalisme qui va attirer les serpents. Dans le terreau en décomposition du vieux système européen pousse une nouvelle aristocratie de l’argent d’un type sans précédent. Ce modèle invite au même calme que les vieilles monarchies, mais au nom de la souveraineté des individus et, surtout, de leur argent.
Avec la révolution industrielle, les nouveaux riches accumulent des fortunes sans précédent. Leurs richesses débordent bientôt celles des notabilités anciennes. Pour accroître davantage encore leur puissance, ces nouveaux riches souhaitent que les États des contrôles desquels ils s’emparent se déboutonnent et laissent tomber les corsets des frontières. Vouloir jouir sans entrave de l’expansion du royaume de l’argent conduit à entériner, dans la foulée, des accords commerciaux avec d’autres États, voire à les annexer. Au XIXe siècle, en plus de l’expansion vers l’Ouest autochtone et le Sud mexicain, les États-Unis occupent Cuba, Haïti, Hawaï, le Chili, le Honduras, le Panama, le Nicaragua, sans parler de la Corée, du Japon, des Philippines et de quelques autres contrées.
Nous entrons dans une nouvelle phase du capitalisme américain, qui renoue avec des modes d’exploitation des temps passés, jusqu’à brandir de nouvelles menaces de conquête et d’expansion territoriales. Les nouveaux conquérants au pouvoir défendent l’idée que les États doivent s’estomper pour que règne sans partage la puissance de leur argent. Ces puissants ne se contentent plus d’accumuler des capitaux. Ils se redéfinissent en seigneurs d’un ordre féodal réactualisé.
Entre les souvenirs d’un passé conquérant et sa réactualisation se trouvent des ponts. L’un des symboles les plus évidents de cette filiation s’exprime dans les dorures et le clinquant de Mar-a-Lago, ce Versailles tropical habité par Donald J. Trump. Comme les rois d’autrefois, le président s’y montre plus que jamais ivre de lui-même devant des glaces qui lui renvoient son image décomplexée et hypertrophiée.
Quand en 1620 commence la construction du palais de Versailles, la population crève de faim. L’environnement choisi pour édifier le palais est marécageux, entouré de sables mouvants. Il faut assécher des étangs et canaliser la Seine. Ces travaux titanesques mobilisent pas moins de 36 000 hommes, dont une partie de l’armée. Les ouvriers, le plus souvent réquisitionnés dans les villages, travaillent 11 heures par jour durant des années. Au fil du temps, ils meurent par milliers. Les maladies et les accidents mortels sont si nombreux, rapporte l’historienne Arlette Farge, que chaque matin des charrettes partent du chantier emportant les morts.
En 2016, une enquête conduite par le USA Today révélait que des centaines d’ouvriers, menuisiers, peintres en bâtiment et autres n’avaient jamais été payés par Trump pour l’édification de ses palaces. Sur une période de trente ans, plus de 3500 petits entrepreneurs ont porté plainte, devant les tribunaux, en considérant que le monarque aux cheveux orangés les avait dépossédés.
Elon Musk incarne la figure éclatante de ce pouvoir néoféodal, fusionnant intérêts privés et influence étatique. Dans ses usines Tesla, il a fait sauter les capteurs de sécurité des machines afin que les chaînes de montage s’arrêtent moins souvent, au mépris du bien-être et de la sécurité de ses équipes d’ouvriers. C’est ce que rapporte son biographe, Walter Isaacson, un ancien directeur du magazine Time. Les taux d’accidents dans les usines américaines de Tesla sont 30 % plus élevés que la moyenne de l’industrie. Même chose à Berlin, rapporte le journal économique Handelsblatt. Pareil aussi du côté de SpaceX, où les taux de blessures dépassent largement les standards habituels. Reuters a d’ailleurs recensé plus de 600 accidents non déclarés, parmi lesquels des électrocutions, des amputations, des décès.
En 1849, le journal L’Avenir explique à ses lecteurs canadiens que tout va pour le mieux chez le voisin américain. Pourquoi ? Parce que là-bas « le peuple élit l’homme qui lui plaît, et jusqu’ici l’on n’a pas d’exemple qu’il ait choisi un sot ou un méchant ». Devant la façon dont les choses ont tourné depuis, même Papineau en perdrait sans doute la tête.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.