Alerte à Malibu

Dans quelques jours, l’un des climatosceptiques les plus influents sera adoubé à Washington devant un parterre de pollutocrates. Elon Musk, l’homme le plus riche au monde, qui a gonflé sa fortune de 170 milliards de dollars américains depuis le jour des élections aux États-Unis, sera aux premières loges avec Bezos et Zuckerberg. Tandis que Los Angeles brûle et que le rêve californien enfumé s’annonce comme étant le plus coûteux de l’histoire (Accuweather pousse l’estimation jusqu’à 275 milliards de dollars américains), il est bon de savoir qu’Elon à lui seul pourrait tout réparer. Après Dieu, il y a Trump et le Saint-Esprit.
La bonne nouvelle — parce qu’il en faut une —, c’est que l’Amérique n’a plus le choix que de regarder ses vedettes pleurer dans une poignante téléréalité où les cendres et les cadavres métalliques poussés par des bulldozers ne sont pas des effets spéciaux réalisés en studio. Hellywood (comme l’a si bien surnommé notre caricaturiste Chloé Germain-Thérien) brûle et le choc est grand pour tous ceux qui voulaient encore zapper le programme.
Tant que le Pakistan était inondé ou que les forêts de l’Ouest canadien flambaient, tant que ça n’alarmait qu’une poignée d’autochtones qui ont compris que toute est dans toute, on pouvait se la jouer « ça va bien aller ». Mais avec L.A., seconde ville américaine, c’est le pouvoir du bitume sur la nature, le glam botoxé, le bling-bling de location, le faux sous antidépresseurs, toute notre symphonie de l’artifice et notre culte de la richesse qui sont frappés de plein fouet par une réalité désormais incontournable : nous avons merdé grave.
Trump est un assez bon symbole de ce que nous faisons
Et il n’y a pas que les riches et le musée Getty, il y a toutes sortes de monde à L.A. Mon frère y enseigne depuis 20 ans. Je pense à lui aussi. La perte subite d’un toit peut gravement déstabiliser (je n’ai pas oublié « mon » incendie il y a 25 ans), surtout lorsqu’on refuse de vous assurer, comme c’est le cas de beaucoup de Californiens. Cette vidéo d’un Angelino (ou Angeleno) qui retrouve son chien flirte avec la détresse et l’insomnie. Elle m’a chaviré le cœur, car cet homme, ce pourrait être vous et moi.
La dissonance peut rendre cinglé
Tandis que certains s’affairent à planifier la remise des Oscar, le 2 mars à Hollywood (attendez d’entendre les discours en Armani), ou les Olympiques de L.A. (en 2028, nouvelle discipline « run for your life » ?), il est évident que nous entrons dans l’ère de la dissonance. Cela relève même de la psychiatrie. Combien de temps allons-nous continuer à faire comme les musiciens sur le Titanic ? Longtemps, je le crains. Nous n’avons rien appris de la pandémie, si un exemple suffisait. Les feux s’éteindront et nous poursuivrons notre course folle vers un no future. Des gen Z me confient que « lorsque ce sera la fin, on va “popper” du champagne et du LSD, pis bye ! » Pas certaine que la recette soit la bonne, mais, qu’importe, on comprend la désespérance. La dichotomie actuelle est immense entre le désastre annoncé et la passivité. Nous sommes en mode « freeze » ou « flight » plutôt que « fight ». Et l’espoir ne suffira pas à faire pivoter le paquebot.
Ce qui va arriver au monde entier est visible sur la carte de Los Angeles actuellement. Tellement visible qu’on ne peut plus refuser de le voir. J’espère que cette catastrophe est aussi une alarme pour le monde. Ce n’est pas simplement nous qui devons y répondre, c’est le monde entier.
Mes réseaux sociaux sont remplis de statuts dissonants, de gens qui s’affichent encore dans la plus parfaite insouciance, sur une plage, sur une terrasse italienne, pour toutes sortes de raisons, flanqués d’un bilan carbone inquiétant. Rappelons que des touristes surfaient en toute indécence tandis qu’Hawaï brûlait en arrière-plan, en 2023. Le très polluant voyage en avion est considéré comme l’ultime forme de réussite — professionnelle aussi — après la fusée vers Mars…
Nous sommes les idiots inutiles d’une fable dont le récit est figé dans l’argent et le besoin de faire envie. « D’une part, le cadre dominant d’explication du monde est aujourd’hui celui de la représentation économique des choses », écrivait le journaliste Hervé Kempf dans son best-seller Comment les riches détruisent la planète en 2007. Il ajoutait : « Le mode de vie des classes riches les empêche de sentir ce qui les entoure. » Aujourd’hui, une partie de ces riches ont humé l’odeur irritante des flammes de l’enfer et senti la colère d’Éole.
L’orgie et le conte
Parmi les « veilleurs de nuit » (ou lanceurs d’alerte) pour naviguer sur les eaux troubles de cette époque que le philosophe Alain Deneault qualifie d’« impensable », j’ai découvert grâce à ma mère L’orgie capitaliste. Cet entretien avec le brillant romancier et réalisateur français Marc Dugain a été réalisé par le journaliste Adrien Rivierre en 2022. Les esprits lucides comme Dugain me font du bien même si ça n’améliore pas mon écoangoisse. C’est l’un des meilleurs livres que j’ai lus en 2024.
Nous devons nous empêcher. Rien ne définit mieux ce que nous devrions penser et faire. Or rien n’est plus éloigné de ce que le système de débauche matérialiste propose aujourd’hui.
Tout autant l’astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau qu’Hervé Kempf ou Marc Dugain estiment que l’heure du conte est terminée. Selon Dugain, notre dépendance à la consommation (biens, services, tourisme, etc.), « une des drogues les plus dures qui soient », ne cessera pas tant que nous n’aurons pas changé de récit collectif et d’imaginaire.
« Certains défendent par exemple que la crise écologique devrait devenir fun et sexy pour que la population s’y intéresse. Autrement dit, tant que les catastrophes environnementales et civilisationnelles ne divertiront pas les consommateurs avides de sensations fortes, rien ne se passera. Cela veut donc dire que l’écologie finit par apparaître comme une grave menace à la production de dopamine ! C’est sûr que parler de la fin du monde en pleine orgie capitaliste, ça casse l’ambiance. »
Soyons-en convaincus, ce que nous vivons actuellement est un moment charnière de l’histoire de l’humanité, où les choix que nous ferons dans les années à venir détermineront si nous poursuivrons l’aventure ou si nous cheminerons jusqu’à la disparition de notre espèce
Nous vivons dans une douce dictature, selon Dugain, et « on fait un peu comme si de rien n’était ». « Les récits du capitalisme néolibéral et du numérique nous embrigadent, nous soumettent et nous conforment à leur vision mortifère. » De cette servitude volontaire, nous devrons nous extraire, et trouver le courage de changer notre représentation du monde, son récit. « Le courage est la première qualité humaine, car elle garantit toutes les autres », rappelle Dugain en citant Aristote.
Le courage, c’était celui d’une poupée russe nommée Fanfreluche qui osait changer le cours de l’histoire pour en faire un récit d’humanité. Pas d’Oscar, de médailles olympiques ou de trophées sur une plage à Malibu.
Instagram : josee.blanchette
Lu et entendu dans Reporterre l’entrevue menée par Hervé Kempf avec le philosophe Alain Deneault sur l’écoangoisse (pire que l’anxiété, car elle n’a plus d’objet précis, mais toujours un signe de santé mentale) face à l’impensable. « La difficulté de l’écologie politique aujourd’hui est précisément de peiner à proposer un objet de pensée qui motive l’action. Nous sommes confrontés à des mutations techniques, informatiques, culturelles, managériales, géopolitiques qui s’accélèrent à un rythme tel qu’il est impossible pour un cerveau humain de suivre ces réalités. Donc on est en désarroi. » L’entrevue audio de 50 minutes nous explique pourquoi nous sommes figés devant l’inouï, ce qui n’a pas été ouï.
Lire Deneault, ce concentré d’intelligence et de lucidité, c’est se rallier à un chevalier de l’arche perdue qui n’en démord jamais. Son essai Faire que ! inverse la question « Que faire ? ».
Reçu d’une lectrice en désarroi ce texte de l’astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau, « Trump e(s)t nous », dans Diacritik. L’auteur soutient que Trump ressemble à l’Occident, mais qu’il gêne notre fantasme d’élégance. Les adjectifs et les superlatifs utilisés parlent d’eux-mêmes : « Un vieux mâle raciste, spéciste, sexiste, classiste, vulgaire et autolâtre, stupide et violent, fièrement climatosceptique et viscéralement colonialiste, suffisant et arrogant, menteur et cynique, innervé de techno-prédation débilo-suicidaire, ontologiquement incapable de percevoir sa propre hideur, va donc “nous” représenter — nous, l’Occident blanc, bien assis sur ses génocides et ses écocides. »
Aimé cet économiste des inégalités, Gary Stevenson, qui nous parle ici du « squid game » dans lequel nous jouons, où seulement 1 % des gens peuvent gagner et 99 % sont perdants. « On doit changer le jeu ! », sinon nous allons tous continuer à nous entretuer dans une compétition infernale animée par Elon Musk.
Remarqué ce beau texte dans le New York Times sur le feu de Pacific Palisades, quartier de L.A., signé par Patti Davis, fille du président Ronald Reagan et de Nancy. Elle a passé une partie de son enfance dans un ranch à Malibu. Sa maison actuelle a été épargnée, mais sa colère et sa tristesse restent immenses. « The dream of California is up in smoke ».
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.