Célébrer la musique trad à toutes les couleurs de l’arc-en-ciel

Quand Jonathan C. Rousseau apprenait ses premiers pas de gigue, à 7 ans, les spectacles avaient un format prévisible. « Nous, les gars, on devait performer une certaine forme de masculinité, soit par le costume, soit par les mises en scène, où on devait jouer un bûcheron, par exemple, tandis que les filles étaient en arrière à broder. Quand on était dedans, on ne s’en rendait pas compte. »
Au fil du temps, Jonathan, qui est gai, a constaté qu’il était « un peu déchiré entre cette forme d’art là, qui fait partie de notre histoire, qui [l’]a nourri et fait grandir, et [le fait] qu’il y a plein de contradictions avec nos identités. On l’aime, mais il vaut la peine de la remettre en question »,
Le danseur de 36 ans a cofondé l’ensemble La R’Voyure à Montréal en 2011, avec pour objectif de repenser les stéréotypes entourant les arts traditionnels. Le dernier spectacle du groupe, Jusqu’où la fête ?, présenté en première mondiale au festival Trad Montréal (FTM) en septembre dernier, place le spectateur au centre d’un set carré joyeux, non genré, qui vire en rave.

Avec Jusqu’où la fête ?, les danseurs de La R’Voyure veulent rendre visibles les récits queers dans le trad. Ils ne sont pas seuls : du Québec jusqu’à Terre-Neuve, de jeunes artistes se réapproprient la danse, la musique et le conte traditionnels. Des groupes de chant fièrement queers et féministes se voient accorder une place sur la scène par une nouvelle génération de producteurs. Des sets carrés non genrés ne se limitent plus au théâtre. « La relève que je trouve la plus active dans le trad, elle est queer et elle est féministe », indique Charly Mullot, fondatrice d’un collectif de contes traditionnels queer à Montréal et du groupe informel Trad Queer Québec.
Un faux passé « campagnard »
Lysandre Chartrand, 26 ans, est chanteuse queer, « calleuse » de sets carrés, cofondatrice du groupe de chant Volages et animatrice de cercles de chant au Centre des musiciens du monde à Montréal. Elle fait également un mémoire de maîtrise sur les stéréotypes liés à la musique traditionnelle.
Elle croit que l’image populaire de la musique trad québécoise est ancrée dans le renouveau folk des années 1970. L’émission Soirée canadienne, en ondes de 1960 à 1983, mettait en scène des villageois souvent âgés, habillés à l’ancienne, faisant quelques pas de gigue entre deux chansons à boire. Ces mises en scène, selon elle, ont « fixé le trad dans un passé campagnard » daté, parfois misogyne ou homophobe.

Cependant, quand la jeune Lysandre accompagnait des amis de la famille dans des soirées de chant à Montréal, elle trouvait des femmes et des hommes accueillants et créatifs avec un répertoire riche et varié traversant les générations. « Le premier espace où je me suis sentie à l’aise pour explorer mon identité queer, c’était dans le chant [traditionnel]. Quand je dis ça, les gens s’étonnent ; ils disent que les chansons sont si hétéronormatives. Mais il y a plein de chansons avec lesquelles on peut jouer. »
Avec ses camarades, elle passe des heures à chercher des trésors dans des archives du Québec et des Maritimes. Ils tentent de ramener sur scène l’esprit d’ouverture qu’ils ont trouvé dans leurs premières veillées. « On sera toujours un band queer et on en sera toujours fiers, mais le but… c’est de partager ce qu’on aime, relate sa collègue Anne-Julie Fortin-Benoit, 20 ans, chanteuse de Volages dont les parents sont aussi passionnés du chant. J’espère que les gens peuvent goûter au plaisir qu’on a de trouver une chanson et de la porter. »
Le trad, c’est « super rassembleur, » ajoute Alec Fortin, 18 ans, adelphe [personne issue de mêmes parents, indépendamment de son genre] et compagnon du groupe d’Anne-Julie. Malgré les confrontations occasionnelles avec des personnes qui ne comprennent pas ou ne respectent pas son identité, le jeune artiste agenre est sur son X. Les membres de Volages observent même le foisonnement d’une communauté trad jeune et queer. « Regarde qui fait du trad de nos jours – c’est rarement monsieur et madame Tout-le-Monde, lance Anne-Julie. C’est normal qu’il y ait une communauté queer qui émerge là-dedans. »
Tout le monde en place !
Flo Mailhot-Léonard est une artiste agenre qui a cofondé le groupe Germaine. Les six jeunes artistes du groupe, dont le premier album complet, Chansons honnêtes, est sorti cet automne, cherchent à faire éclater les stéréotypes en retravaillant des chansons traditionnelles à saveur féministe.

Elle a organisé une veillée de danse traditionnelle inclusive — Les Sets Queerés — dans le cadre des célébrations de la Fierté à Rimouski en août dernier. « Le narratif historique exclut les personnes queers à plein de niveaux, mais nous avons toujours existé, dit-elle. Le trad queer, c’est le trad. C’est à nous aussi. »
Lors de la première édition des Sets Queerés, elle a été ravie de voir des festivaliers partager la piste de danse avec des habitués. Pour une soirée, au lieu d’occuper les rôles conventionnels d’homme et de femme, tous les danseurs étaient « druides » ou « gnomes ». Plusieurs festivaliers découvraient ou redécouvraient la danse dans un cadre où ils se sentaient accueillis. « Le commentaire qu’on recevait le plus, c’était : “J’avais les joues racquées tellement que j’ai souri. Ce milieu auquel je n’ai pas accès normalement, là, je peux y aller parce que je suis à l’aise.” C’était très beau. »
« Si tu as ta place dans la musique traditionnelle, tu as ta place à Terre-Neuve »
Tout comme Jonathan Rousseau, Aramaria Yetman, 22 ans, de St. John’s, à Terre-Neuve, a été attirée par la musique traditionnelle dès l’enfance. Avec un père terre-neuvien et une mère portugaise, sa jeunesse est rythmée tantôt par les gigues irlandaises, tantôt par le fado. Elle découvre l’accordéon grâce à son grand-père et commence à jouer pour amuser son entourage.
Adolescente, elle s’assume comme femme trans et se demande si la musique traditionnelle est pour elle. Elle décide finalement que c’est le cas : « Chaque fois que je joue, je me connecte à ma culture. Si je rejette ma tradition, je me rejette moi-même. »
Bien que les cultures traditionalistes n’aient pas toujours été accueillantes envers des personnes queers, pour Aramaria et ses camarades, rencontrés à un micro ouvert folk queer de St. John’s, jouer, c’est une façon de refuser le déracinement et le rejet et de s’assumer. « Si tu as ta place dans la musique traditionnelle, tu as ta place à Terre-Neuve », dit avec enthousiasme Aramaria, qui s’inspire de ses deux cultures pour faire des arrangements novateurs.
À Saint-Jean, les rencontres queers folkloriques foisonnent, allant de sessions de musique réservées aux musiciennes femmes et queers aux cercles de tricot, collectifs de chant et spectacles du FolQ Fund, un programme de bourses pour les artistes folk et trad LGBTQ+.
Ça n’a pas toujours été ainsi, selon plusieurs artistes. L’idée d’être tiraillé entre une tradition réconfortante mais qui rend « invisible » et une communauté queer où on perd de vue sa culture d’origine fait souvent surface chez eux. Perdre des liens avec une famille ou un village, c’est aussi perdre des liens qui permettent la transmission du répertoire traditionnel.
« J’ai laissé tomber le violon pendant plusieurs années parce qu’il n’y avait aucun chevauchement entre mes amies lesbiennes et ma communauté musicale », relate Wanda Crocker, collaboratrice d’Aramaria, violoniste de 66 ans et instigatrice du festival Queering The Arts dans son village de Broad Cove, où plusieurs artistes trad queers se sont rencontrés depuis 2022. « C’est juste maintenant qu’il y en a. C’est tellement cool de partager cette musique avec des jeunes. »
Ruby Irene Pratka