Ce trumpisme qui renverse tout

Quand les États-Unis éternuent, le Canada attrape le rhume, dit une célèbre formule sur l’influence du géant américain. Alors quels symptômes affectant en ce moment la république devraient inquiéter la confédération ? Quels virus sociopolitiques du Sud pourraient bientôt traverser au Nord ?
Les analyses relayées depuis la victoire de Donald Trump parlent parfois d’un retour à la doctrine du père fondateur Thomas Jefferson défendant un maximum de libertés individuelles combiné à un minimum d’État dans la république. Le demi-tour signerait la remise en cause de décennies d’interventionnisme politique pour réguler l’économie et redistribuer une partie de la richesse.
Jusqu’ici, les démocrates et les républicains, comme les conservateurs et les libéraux, géraient l’État avec plus ou moins de nuances. Il s’agirait maintenant de le transformer, et surtout de le dégraisser et de le déréglementer radicalement. Un retour aux années 1980 de Reagan et Thatcher, mais sur les stéroïdes.
Juliette Roussin, philosophe politique de l’Université Laval, comme d’autres, souligne plutôt qu’une longue parenthèse ouverte en 1989 semble se refermer.
« C’est quand même très préoccupant, ce qui se passe, dit-elle en entrevue avec Le Devoir. C’est vraiment très étonnant de voir que ce qu’on considérait comme un acquis moral est aujourd’hui remis en cause, soit la grande victoire de la démocratie, qui semblait établie depuis la fin des années 1980 et la chute de l’empire soviétique. »
La démocratie ? Bof…
Cette transformation se trouve sinon stimulée au moins accompagnée par un discours universitaire, d’économistes ou de théoriciens du politique contestant la démocratie au nom de sa prétendue incompétence ou de son impuissance à agir efficacement face à la crise, qu’elle soit géopolitique ou climatique.
« Des formes de discours qui étaient complètement marginales et en tout cas rejetées comme des élucubrations se retrouvent maintenant au centre de débats », note Mme Roussin, en citant le développement de la célébration de l’oligarchie, voire d’une sorte de monarchie entrepreneuriale trumpiste.
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La critique du modèle démocratique gagne aussi du terrain dans l’opinion publique. Un sondage du Pew Research Center de juillet 2024 a révélé que 72 % des Américains pensent que leur pays était un bon exemple de démocratie à suivre, mais ne l’est plus. En plus, 8 % pensaient que la république n’a en fait jamais été un bon exemple à suivre.
Dans 34 autres pays, 40 % des gens optaient pour la déchéance et 22 % pour le mauvais exemple depuis toujours. En février 2024, le tiers des adultes américains souhaitaient être dirigés par un leader fort ou un pouvoir militaire. Au Canada, 27 % des répondants étaient de cet avis, en France 20 % et en Suède 8 %.
Les thèses antidémocratiques et populistes plaisent particulièrement aux jeunes hommes sans diplômes universitaires. Le bassin des supporteurs du mouvement MAGA se trouve là, et les promesses de réindustrialisation des États-Unis les attirent particulièrement.
Le mot, la chose
Mme Roussin, spécialiste des théories de la démocratie, a consacré un livre à la philosophie constitutionnelle des États-Unis et a fait plusieurs séjours dans des universités américaines à Columbia, puis à Brown.
« La critique de la démocratie comme [étant] incompétente se repère effectivement dans les discours de certains proches de Trump et dans certains discours universitaires, mais le plus perturbant ici, c’est qu’on a une critique de la démocratie qui se mêle à la défense des masses ou d’une certaine vision du peuple, des petites gens, des citoyens ordinaires, compris aussi comme majorité blanche et chrétienne. »
Ce discours a pu être qualifié de populiste et lié à un nationalisme ethnoracial. « C’est quand même un mélange idéologique étonnant, qui permet à la fois de juger illégitime le pouvoir de contrôle des tribunaux face à l’exécutif, de démanteler l’État fédéral, avant tout dans ses missions protectrices, et de prétendre « renvoyer chez eux » des millions d’immigrants et d’immigrantes souvent parfaitement intégrés à la société états-unienne. »
Oserait-elle dire protofasciste ou carrément fasciste, comme le fait maintenant Robert Paxton dans le New York Times Magazine ? Le grand spécialiste de cette mouvance politique se résigne à utiliser le concept sulfureux pour décrire le trumpisme en s’appuyant sur quelques critères forts, dont la désillusion démocratique, l’exacerbation de la force virile et du sentiment patriotique, le fantasme d’un retour à un prétendu âge d’or (MAGA !) et le culte du leader.
« Je suis prudente, enchaîne Juliette Roussin. Je ne suis pas historienne. Je ne suis pas spécialiste du fascisme. On peut comprendre que certains historiens hésitent à étendre cette notion au-delà de son contexte historique spécifique, afin de lui conserver son sens et son référent historique précis. Cela dit, la tentation est aussi compréhensible de comparer la situation présente au passé — pour la comprendre, mais aussi pour la minimiser. On se rassure en se disant que des vagues populistes, les États-Unis en ont connu d’autres, et qu’il y a toujours eu un discours pour la liberté très fort dans ce pays allant dans le sens du libertarisme. »
Technofascisme ?
Pour la philosophe politique, il faudrait en fait « de nouveaux mots pour décrire de nouveaux phénomènes » puisqu’on ne peut pas toujours rabattre la réalité contemporaine sur d’anciens points de repère. La crise climatique s’inscrit au cœur de cette situation contemporaine originale. Pourtant, les États-Unis se retirent à nouveau de l’Accord de Paris, les décrets étendant les zones de forages gaziers et pétroliers. Même les pailles en plastique réapparaissent dans les institutions fédérales.
« La réaction à la crise climatique et, en parallèle, la volonté d’investir des milliers de dollars dans une intelligence artificielle très énergivore tout en faisant sauter les limitations éthiques qui pourraient protéger l’humanité des excès signalent une vision du monde sur laquelle il faudrait mettre un mot. »
L’alliance entre le mouvement MAGA et la Silicon Valley bien visible à l’inauguration du 20 janvier dans la rangée des invités multimilliardaires a été décrite comme du technofacisme ou du techno-autoritarisme.
Ces nouvelles appellations évoquent une sorte de déterminisme technologique des transformations sociopolitiques. Juliette Roussin préfère appuyer sur les fondements économiques de la grande mutation.
« Les causes fondamentales du vote Trump tiennent à l’organisation sociale, à l’explosion des inégalités, mais aussi aux formes de rationalisation ou de ressentiment qui peuvent être développées en réaction à ces inégalités comme aux fausses informations qui circulent en abondance. Internet n’en est pas la cause ni les réseaux sociaux, qui aident seulement à diffuser rapidement les formes d’expression de ce malaise social profond. Ce sont ces situations et ces émotions inarticulées qui sont ensuite exploitées par les acteurs politiques et économiques qui y trouvent un intérêt. »