Ce qu’il reste du brutalisme au Québec

Il y a peu de constructions de classe mondiale en architecture au Québec. Des chefs-d’œuvre, quoi. Place Ville Marie mérite certainement une mention particulière, tout comme la Biosphère de l’île Sainte-Hélène, même si la boule de Buckminster Fuller a été abîmée par un incendie en 1976. Le Stade olympique a également sa place sur cette liste, malgré ses immenses défauts de conception qui en font un très mauvais stade pour le sport.
Puis il y a Habitat 67…
Le complexe de logements, réalisé pour l’Exposition universelle de 1967 par le diplômé de McGill Moshe Safdie, reste une merveille d’ingéniosité et de fonctionnalité qui inspire encore des architectes partout dans le monde.
Le quotidien britannique The Guardian décrivait en 2015 l’empilement de 354 cubes de béton interreliés comme « une icône fonctionnelle de l’utopisme des années 1960 et l’un des bâtiments les plus importants de l’époque ». La réalisation montréalaise est devenue une référence incontournable de la construction modulaire (on dirait des blocs LEGO géants) reposant sur des principes de densification urbaine, de luminosité et de verdissement des habitations. Par contre, le rêve démocratique de l’ensemble s’est fracassé lui-même : au jeu des spéculations et des désirs, le joyau branché est devenu une zone réservée à l’élite urbaine.
Habitat 67 est aussi reconnu comme un sommet de l’architecture brutaliste à un moment où Montréal, le Québec et le Canada multipliaient les constructions dans ce style brut et parfois brutal. Le style connaît un regain d’intérêt depuis quelques années, et encore maintenant, avec la sortie du film The Brutalist.

Révolution moderne et tranquille
Pas de dentelle, pas d’ornementation ni de flafla : on vise ici le solide apparent et souvent préfabriqué. Cette option répond en partie aux besoins de la (re)construction après les destructions de la Deuxième Guerre mondiale et les pénuries de logements et d’édifices publics pour les services de l’État-providence en expansion. Les logements sociaux, les écoles et les universités ont particulièrement bénéficié de cette expansion liée au baby-boom.
Le style se démarque aussi par un rejet total du cadre bâti environnant. L’immeuble brutaliste s’installe là où on le souhaite sans recherche d’harmonie, ni par les matériaux, ni par la forme, ni par la volumétrie.
Le Grand Théâtre de Québec (maintenant recouvert de verre), le Complexe G, les Jardins Mérici, l’édifice Jean-Talon (surnommé le bunker…) et plusieurs pavillons de l’Université Laval trônent au sommet des réalisations brutalistes dans la capitale nationale. À Montréal, il faut mentionner le cégep André-Laurendeau, la Place Bonaventure, le Complexe Desjardins, plusieurs pavillons universitaires, y compris sur le campus historique de McGill, et bien sûr beaucoup d’édicules du métro.

Le brutalisme, résolument moderniste, sans égard à la tradition, pourrait même être le style typique de la Révolution tranquille. « On peut faire à Montréal une expérience contrastée du brutalisme par rapport au style international », résume la professeure Francine Vanlaethem, de l’Université du Québec à Montréal, cofondatrice de Docomomo Québec, une association qui documente l’architecture moderne. Elle cite les exemples marqués de Place Ville Marie, signée Ieoh Ming Pei et Henry N. Cobb, et de la Place Bonaventure, du consortium Affleck, Desbarats, Dimakopoulos, Lebensold & Sise.
La professeure ajoute à la liste le mausolée des Évêques-de-Trois-Rivières, qui comprend le mausolée comme tel, fait pour abriter une dizaine de tombeaux, et une chapelle de forme semi-conique percée à sa base de larges ouvertures. Le monument bétonné, dont la construction a commencé en 1965 et qui a été classé en 2009, est situé dans un cimetière. Il serait franchement à sa place dans un portfolio de László Tóth, architecte dont l’histoire est racontée dans le nouveau film The Brutalist. Les architectes signataires, les Québécois Jean-Claude Leclerc et Roger Villemure, étaient des admirateurs du Corbusier.
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Des machines sales
Les critiques souvent enragées des réalisations brutalistes ne manquent pas. Le roi Charles, passionné d’architecture, en fait de l’urticaire depuis des décennies. Le critique culturel Tom Wolfe a tiré une salve féroce avec son essai From Bauhaus to Our House (1981) dès la première page : « Chaque enfant va à l’école dans un bâtiment qui ressemble à un entrepôt de distribution de pièces de rechange pour des machines à copier. » Pourrait-on dire autrement de certaines polyvalentes québécoises des années 1970, avec leurs locaux sans fenêtres, conçues et construites comme des machines à enseigner ?
L’absence de considération des brutalistes pour l’environnement bâti choque parfois, tout autant que le matériau brut, qui vieillit mal et se salit. Tous les architectes ne sont pas Tadao Andō…
« Le béton a tellement mauvaise presse auprès du grand public et de l’intelligentsia », dit Francine Vanlaethem. Elle va bientôt prononcer une conférence devant l’Association Béton Québec, où elle va traiter du patrimoine utilisant ce matériau mal aimé pourtant très employé. « C’est un matériau qui choque, encore plus avec la crise climatique. »

Le style garde ses défenseurs et ses amoureux, et pas seulement dans une optique patrimoniale. Le designer Jean-Michel Gadoua en est. Le site de sa compagnie (éditions8888.com) résume sa philosophie de création : « Des objets pour une vie métal et brutale, un nouvel optimisme pour un monde dystopique. » Il parle aussi de « brutaluxe ».
« On décrit ce style comme très austère, alors que moi, au contraire, je crois que les bâtiments brutalistes peuvent très bien s’inscrire dans leur environnement et dans la nature », dit-il. Il cite en exemple beaucoup de stations du métro de Montréal, dont le réseau initial date des années 1960. Il aime plusieurs réalisations en Europe de l’Est et au Mexique. Il nomme notamment l’architecte mexicain Agustín Hernández Navarro.
M. Gadoua a étudié en design graphique et a beaucoup travaillé pour des magasins de meubles avant de lier récemment ses deux trajectoires. Ses magnifiques réalisations seraient très heureuses dans un des cubes du chef-d’œuvre Habitat 67.
« L’influence brutaliste dans mes créations se fait surtout sentir dans les matériaux, dit-il. J’utilise le cuir naturel. J’utilise l’aluminium ou l’acier tels quels. J’ai fait des pièces en béton sans finition. J’aime le matériau brut. »