Le brutalisme brut et brutal

L’édifice Marie-Guyard, à Québec
Photo: Francis Vachon Le Devoir L’édifice Marie-Guyard, à Québec

En allemand, tot veut dire « mort ». László Toth (joué par Adrien Brody), protagoniste du nouveau film The Brutalist, est un architecte juif hongrois rescapé de la Shoah. Ce Toth-là, ce survivant, en sait donc bien autant sur le néant que sur les morts.

Le film raconte son installation aux États-Unis, où son expérience personnelle du totalitarisme génocidaire va complètement révolutionner sa mécanique expressive. La mutation se produit avec une première commande pour un centre commémorant la mémoire de la mère du donneur d’ouvrage, le riche et toxique Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce).

La transmutation esthétique s’expose sans jamais montrer les réalisations architecturales, ou à peu près pas. C’est un des tours de force du très long métrage américain (215 minutes) de Brady Corbet. La production a reçu près de 310 nominations dans divers festivals du monde, gagné une centaine de prix et est citée dix fois dans la course aux Oscar. The Brutalist vient de prendre l’affiche au Québec.

Le titre assume une référence précise au brutalisme, style architectural qu’adopte László Toth. Avec le peu que nous dévoilent les images, on comprend qu’avant la catastrophe, l’architecte formé à l’école du Bauhaus concevait des maisons blanches baignées de lumière. Il opte ensuite pour des blocs de béton brut rappelant des bunkers.

Zsófia, nièce de l’architecte, rend hommage à son œuvre postapocalyptique dans la scène finale se déroulant à la première Biennale d’architecture de Venise, en 1980. « Mon oncle est avant tout un artiste qui a des principes, dit-elle. L’ambition de sa vie n’était pas seulement de définir une époque, mais de transcender le temps. »

Dans ses mémoires, ajoute-t-elle, László Toth décrit ses créations comme des machines sans pièces superflues possédant un noyau immuable. Elle-même rescapée du camp de Dachau explique que le centre commémoratif Van Buren a été conçu pour ressembler au camp de concentration de Buchenwald avec ses cellules anguleuses de béton brut où était enfermé László Toth.

On voit alors des croquis au fusain de ses réalisations aux États-Unis dans l’après-guerre, des immeubles-bunkers et des monuments-casemates. Des constructions immuables, quasi impénétrables. « Elles sont, tout simplement. »

Le chef-d’œuvre comporte aussi une chapelle, et dans ce lieu perçant à 20 mètres, une brèche dans le mur laisse pénétrer la lumière pour illuminer d’une croix un bloc de marbre blanc de Carrare. Zsófia y voit une « invitation à la libre pensée, à la libre identité ».

Photo: Lol Crawley Une scène du film «The Brutalist», de Brady Corbet

Brut ou brutal ?

Faire du brutalisme un concentré d’époque se défend parfaitement. Y voir le reflet d’un temps brutal à l’infini se comprend. On souligne cette semaine le 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz-Birkenau, le plus grand camp d’extermination du système concentrationnaire nazi. Les guerres destructrices et létales se poursuivent en Ukraine, au Yémen, à Gaza. La mort rôde toujours.

Le brutalisme apparaît depuis quelque temps aux écrans comme reflet architectural de sociétés totalitaires. Le directeur artistique Patrice Vermette s’inspire du même style pour créer l’esthétique de la capitale d’Arrakis, Arrakeen, de la planète désertique dans le film de science-fiction Dune du réalisateur Denis Villeneuve. Le brutalisme s’affirme aussi comme une des influences architecturales courantes des dystopies futuristes de The Hunger Games (2012-2023) à Squid Game (2021 et 2024), en passant par Tenet (2020).

Seulement, le brutalisme ne se réduit pas à cette seule perspective. Le Corbusier, figure tutélaire du mouvement fonctionnaliste, recommandait d’opter pour des variations modulaires, la répétitivité des modes de construction, des formes géométriques parfois audacieuses, des couleurs monotones ou vives et bien sûr, partout, tout le temps, des matériaux bruts, dont le béton. Sa Cité radieuse construite à Marseille entre 1947 et 1952 (337 appartements séparés par des rues intérieures) figure maintenant sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Son église Saint-Pierre, à Firminy-Vert, en France, a visiblement inspiré la première construction brutaliste de Toth.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Un détail d’Habitat 67, à Montréal

Éthique et étiquette

Pour la professeure de l’UQAM Francine Vanlaethem, le brutalisme ne se réduit même pas à un concept. Elle le dit franchement : elle n’aime pas la concentration de la complexité esthétique à la notion de style.

« Je n’aime pas les étiquettes », dit la présidente fondatrice de Docomomo Québec, voué à la documentation et à la sauvegarde de l’architecture moderne. « Quand on met une étiquette, on ne va pas plus loin. C’est comme un obstacle à penser. On ne retourne pas aux débats, aux enjeux. Dans l’architecture blanche des années 1920, la matière est comme immatérielle. Ce qu’on appelle le brutalisme découle d’une nouvelle façon de concevoir l’architecture en valorisant la vérité de la construction et de la structure, les matériaux bruts notamment, qui n’est pas nécessairement du béton. »

Elle cite la Smithdon High School, à Norfolk, en Angleterre, faite de verre et d’acier. L’édifice des architectes Peter et Alison Smithson (1950-1954) est considéré comme le premier rattaché à l’école dite du New Brutalism.

Mme Vanlaethem note l’intérêt patrimonial pour ces constructions. Elle cite le catalogue SOS Brutalism (716 pages, 1097 illustrations) de l’exposition 2017 du Deutsches Architekturmuseum, qui relaie les travaux d’une centaine d’experts de 12 régions du monde.

L’Europe de l’Est en a presque fait une architecture d’État à partir des années 1960, avec des variantes nationales (dont le brutalisme tchèque). Dans le récent film A Real Pain, les deux cousins partis sur les traces de leur grand-mère, rescapée de la Shoah elle aussi, croisent beaucoup d’immeubles soviéticobrutalistes dans leur périple en Pologne.

De Place Bonaventure à l’édifice Marie-Guyart, en passant par Habitat 67, le Québec a également beaucoup donné dans le genre, et ce sera le sujet du prochain article sur l’intérêt renouvelé pour le brutalisme.

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