Boycottages et pénuries, d’hier à aujourd’hui

Illustration tirée de la couverture du livre «Economy Recipes for Canada's
Photo: Musée McCord Illustration tirée de la couverture du livre «Economy Recipes for Canada's "Housoldiers"»

À partir du moment où les populations ont été forcées d’acheter des denrées manufacturées pour s’alimenter, la consommation est devenue une question politique, affirme l’historienne émérite Denyse Baillargeon. Partout, note-t-elle, ce sont d’ailleurs en général les femmes qui se trouvent au front dès lors que ces questions liées à l’alimentation en lien avec la politique apparaissent au grand jour.

La crise actuelle qui voit les États-Unis s’élever contre le Canada n’est pas différente, croit-elle.

En Nouvelle-France, à la fin du régime de Versailles, « on sait que les femmes se retrouvent devant la maison de l’intendant pour protester contre le prix du pain », rappelle l’historienne. Plusieurs épisodes montrent que les tensions politiques impliquent les femmes au chapitre de l’alimentation. En 1751, des émeutes forcent l’intendant Bigot à distribuer des pois, de la viande et du pain pour calmer le jeu. À l’hiver 1757-1758, un hiver très dur, le rationnement conduit à des scènes d’émeute à Montréal. En janvier 1759, à Québec, on sait qu’environ 400 femmes se pressent sous les fenêtres du palais de l’intendant, pour protester cette fois contre la rumeur d’une réduction des rations alimentaires.

À d’autres moments, aussi, les femmes de ce monde colonial s’impatientent et grondent. Quand la farine et le bœuf, les aliments de base, doivent être remplacés par du riz et du cheval ou de la morue, on ne le supporte plus. Et ce sont elles qui sortent le nez des fourneaux pour exprimer leur mécontentement.

« Aujourd’hui, les travaux liés à l’alimentation sont plus partagés entre les hommes et les femmes. Quoiqu’il ne soit pas du tout exagéré d’affirmer que cela reste encore beaucoup le fait de ces dernières », indique Denyse Baillargeon. Autrement dit, les boycottages et les pénuries, l’un allant parfois de pair avec l’autre, conduisent les femmes à apparaître sur la scène publique alors qu’un couvercle est d’ordinaire placé sur leur existence.

Un mouvement patriote

En 1837, le Parti patriote, avec à sa tête Louis-Joseph Papineau, défend la nécessité de boycotter les produits anglais pour s’affranchir de la mainmise de la métropole. Ces lignes politiques directrices ont des conséquences sur la vie des femmes. « Beaucoup de choses reposent sur elles. Ce sont elles qui filent la laine, qui tissent, qui fabriquent les vêtements de toute la famille », souligne l’historienne.

Pour Gilles Laporte, spécialiste de l’histoire des patriotes de 1837-1838, ces mesures de boycottage n’ont pas, à vrai dire, le temps d’avoir des effets importants. Papineau reprend les initiatives de boycottage que les révolutionnaires américains avaient mises en avant en 1775 contre l’Angleterre.

Selon l’historien Laporte, l’idée est de favoriser l’industrie au pays en bloquant les produits d’importation taxés. « D’ailleurs, ce n’est pas tellement les produits britanniques qu’on veut évoquer, mais les taxes. Il est question d’en obtenir quand même grâce aux contrebandiers ou aux États-Unis. Les effets réels du boycottage demeurent plus limités que ce qu’on a bien voulu imaginer. »

Ce texte fait partie de notre section Perspectives.

Dans ce cadre, explique le spécialiste de cette période, les femmes vont s’employer à valoriser les produits alimentaires locaux ainsi qu’à confectionner des vêtements en étoffe du pays. Au thé, au sucre et au rhum importés vont se substituer des tisanes du pays — le thé des bois, par exemple. Le sucre d’érable, cette douceur des pauvres, est valorisé. Le gin, macéré dans nos propres baies, est aussi favorisé. Aux textiles anglais sont substituées des étoffes de laine, mais aussi de chanvre et de lin.

Pour les femmes du mouvement patriote, les directives sur le boycottage conduisent à se faire voir davantage. « On assiste à des manifestations presque ostentatoires de dames du Parti patriote, rappelle Denyse Baillargeon. Elles se montrent avec leurs étoffes. Elles veulent être vues. » C’est bien le cas d’Adèle Berthelot, l’épouse de Louis-Hippolyte La Fontaine. « Elle en fait beaucoup pour se faire voir, vêtue d’étoffes du pays ! Cela me fait penser un peu aux réseaux sociaux d’aujourd’hui : tout le monde écrit qu’il est pour le boycottage des États-Unis. On s’arrange pour que chacun voie bien qu’on boycotte, qu’on participe. »

À l’intérieur du mouvement patriote, des femmes créent des associations. « Nous ne connaissons pas tellement les détails de ce qu’elles font au juste, indique Mme Baillargeon. On sait qu’elles ont organisé diverses rencontres, mais ce n’est pas très documenté. Elles n’ont pas laissé de traces, comme de raison. »

Il n’est pas banal d’observer que Louis-Joseph Papineau finira, en 1849, par se montrer favorable à l’annexion par les États-Unis, dans une perspective libérale et républicaine de libération par rapport au Royaume britannique. Le bouillant orateur est alors convaincu que la République américaine est garante de plus de libertés que la Couronne anglaise. C’est une des avenues de sa pensée que l’on a souvent volontiers mise de côté, sans en mesurer la portée.

Les grandes guerres

L’expérience d’économie en temps de guerre a laissé des souvenirs terribles aux femmes.

Durant la Première Guerre mondiale, sur les rives du Saint-Laurent, elles tentent tant bien que mal de subvenir aux besoins alimentaires de leur famille. La situation devient critique par manque de contrôle du gouvernement. « Il n’existe alors aucun contrôle des prix et des salaires, explique Denyse Baillargeon. Des pénuries surviennent, surtout à partir de 1917. » Un marché noir se développe, particulièrement au Québec, semble-t-il. Une Ligue des ménagères apparaît afin de contrer les effets opérés par la glissade qu’autorise le laisser-faire.

Des femmes s’organisent, notamment en lien avec les Chevaliers du travail. Ce mouvement, créé au XIXe siècle, souhaite favoriser la conscience collective des ouvriers et améliorer leurs conditions de vie. « C’est l’épouse du président des Chevaliers du travail qui se retrouve à la tête de la Ligue des ménagères. Plusieurs actions sont menées par ce groupe de femmes, à commencer par le boycottage de certains marchands. » Des mots d’ordre sont lancés. « Les tomates en boîte, jugées trop chères, sont boycottées. » En se regroupant, ces ménagères arrachent par ailleurs des rabais dans certains magasins.

Cette Ligue des ménagères achète par aussi le charbon et des patates en gros afin d’en faire bénéficier ses membres et de contourner les effets de la spéculation sur les prix. Mais ce ne sont pas les seules femmes à prendre à bras-le-corps le problème de l’insécurité alimentaire consécutif à des décisions politiques. À Montréal, des femmes s’en prendront à des marchands de charbon et de bois qui haussent les prix au mépris de la capacité des ménages à tout simplement se chauffer en hiver et d’avoir, en tout temps, la chaleur nécessaire pour cuisiner.

Quand la Seconde Guerre mondiale éclate, l’État entend s’y prendre autrement. Le gouvernement avait commis l’erreur de laisser faire, une erreur qu’il ne commettra pas de nouveau. Cette fois, devant les effets des tensions internationales, les prix sont réglementés de façon à éviter l’inflation et les effets d’un marché noir. On crée une Commission des prix et du commerce en temps de guerre, laquelle comprend une division de la consommation. Ce sont environ 16 000 femmes, toutes bénévoles ou presque, qui surveillent les étals des marchés pour rendre compte des fluctuations des prix. Elles font rapport. Les excès sont contrôlés et corrigés, autant que possible. « C’est du bénévolat. Quand les prix suggérés sont dépassés, ces femmes le font savoir ! »

Cette expérience donne confiance en l’idée que les consommateurs peuvent exercer un contrôle sur les prix. Non, acheter, ce n’est pas voter, explique l’historienne. « Mais derrière la maxime assez naïve, il y a quand même quelque chose qui rend compte de la possibilité que nous avons d’influencer les prix par nos comportements collectifs. »

Des actions politiques

Lorsque ce système de contrôle des prix en temps de guerre est abandonné à la fin du conflit, les prix flambent. Les femmes vont vouloir continuer de contrôler les prix, explique Magda Fahrni, professeure d’histoire à l’Université du Québec à Montréal. En 1947, un certain nombre de celles qui avaient participé durant la guerre à la Commission des prix et du commerce lancent l’Association des consommateurs du Canada. « On dit “consommateurs”, mais en fait ce sont des femmes qui organisent ça. »

Les femmes vont de la sorte tenter d’obtenir un contrôle plus serré du prix des denrées, pour soulager la population du poids de la consommation. Il va y avoir aussi des associations libérales autant que communistes plaidant pour que ces marchés soient mieux régulés. Les timbres fidélité, rendus célèbres par la pièce de Michel Tremblay Les belles-sœurs, sont montrés du doigt. « C’est un procédé qui est dénoncé, parce qu’il vise à rendre la clientèle captive, à l’empêcher de considérer les prix ailleurs », résume Denyse Baillargeon.

De novembre 1947 à février 1948, les journaux parlent du boycottage féminin de produits jugés excessivement chers. Les commerces sont désertés. « Les femmes boycottent les boucheries, les boulangeries et les kiosques des marchés publics », résume Magda Fahrni. C’est à cette époque, explique encore l’historienne, qu’on fait campagne pour que la margarine soit rendue accessible, car ce produit est moins cher. « Mais au temps de Duplessis, qui représente la ruralité, ça ne passe pas. » Dans ces associations de femmes, on trouve des figures notables, comme Thérèse Casgrain.

« Le boycottage qu’on propose maintenant contre les produits des États-Unis, on n’a pas vu souvent des choses semblables, résume Denyse Baillargeon. Mais il faut tout de même rappeler qu’il y a eu, au fil du temps, d’autres boycottages politiques. » Par exemple, celui des produits Cadbury après la fermeture de son usine en 1978. « On a boycotté aussi les raisins du Chili après le coup d’État de Pinochet. Les produits d’Afrique du Sud ont été mis de côté pour contrer l’apartheid. Il en a été de même pour les oranges de Jaffa, par exemple, en appui à la reconnaissance des Palestiniens. »

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