La boussole perdue de Pierre Poilievre

Il existe désormais au Canada deux univers politiques parallèles. Il y a celui où la menace d’une guerre économique américaine domine le discours politique. Il y a celui où cette menace n’existe pas.

Pour visiter cet univers, il suffit de suivre à la trace, sur ses réseaux sociaux, l’activité et les déclarations de celui qui s’apprête à diriger le pays (c’est une question de date), Pierre Poilievre.

Lors de sa première intervention après que Donald Trump a clarifié sa volonté de nous avaler, le chef conservateur s’est présenté le 9 janvier devant les journalistes avec, au-devant de son lutrin, une pancarte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Élection, couper les taxes et impôts ». Et il a consacré son discours à la critique du gouvernement sortant, avec une allusion à Trump : la faiblesse des libéraux « a invité cette menace ». Admettons. Mais que faut-il faire, maintenant que nous sommes dans ces beaux draps ? « Mettre le Canada d’abord. » Certes, mais encore ? Appliquer le programme conservateur. Oui, mais, pour l’annexion, on fait quoi ? Pas la moindre idée.

Il aurait été aisé de remballer la camelote conservatrice pour coller à la conjoncture. On aurait pu lire sur le lutrin : « Urgence nationale : Pour défendre le Canada, une élection maintenant, un gouvernement fort ».

Mais non. Poilievre faisait toujours jouer le même disque, son succès de 2024. Dans les jours qui ont suivi, il a dû voir que Doug Ford et Danielle Smith multipliaient les apparitions sur les réseaux américains. Il n’est pas envisageable qu’il n’ait pas reçu d’invitations. N’aurait-il pas été important que le futur premier ministre monte aux barricades, défende le Canada, réfute les arguments de Trump, comme son prédécesseur Stephen Harper l’a fait avec brio sur un balado américain ?

Pierre Poilievre avait mieux à faire. De la motoneige. De la pêche sur glace. Une visite au Saguenay, où il a déploré le fait que Rio Tinto paie trop de taxes. Un engagement à rescinder la hausse d’imposition libérale sur les gains de capital. Une pensée pour John A. Macdonald le jour anniversaire de sa naissance. Mettre en ligne un documentaire de 15 minutes critiquant le gouvernement Trudeau.

J’allais oublier ceci : débattre avec le chef du Parti québécois, Paul St-Pierre Plamondon ! Oui, à l’heure où le futur président américain menace de faire imploser l’économie canadienne, Pierre Poilievre estime urgent de débattre avec le chef de l’opposition du Québec. Attendez que je vérifie. En fait, il est le chef du troisième parti d’opposition. Mais il est vrai que, comme Poilievre, il est premier ministre en attente.

Il était urgent de faire savoir à ce séparatiste qu’un gouvernement Poilievre respecterait l’autonomie des provinces. La preuve ? La province de Québec souhaite un tramway à Québec ? Le promoteur du « fédéralisme responsable » a ce message pour elle : allez jouer dans le trafic ! La province de Québec a dit non à GNL Québec ? Poilievre affirme au Saguenay que le projet doit être remis sur la table à dessin.

Mais que pense le chef conservateur de la dissension actuelle entre deux premiers ministres conservateurs, l’Ontarien Doug Ford qui pense qu’il faudrait user de l’arme énergétique dans notre bras de fer avec Trump et l’Albertaine Danielle Smith qui menace de provoquer une crise de l’unité nationale si on ose aborder la question ? En voilà, un test de leadership pour le conservateur de gros bon sens. La seule indication qu’il nous a donnée sur le sujet fut la réponse à une question d’un journaliste le 9 janvier montrant qu’il ne semblait pas saisir le concept même d’utiliser l’énergie comme moyen de pression. « Imposer des tarifs sur l’énergie américaine, ça sert pas beaucoup, parce que c’est nous qui vendons l’énergie aux Américains », a-t-il dit, complètement dans le champ.

Il a eu l’occasion de se ressaisir depuis, me direz-vous. Son fil X démontre qu’il a pointé sa boussole dans la bonne direction. Ce jeudi matin, toutes affaires cessantes, il égayait son 1,3 million d’abonnés avec une chouette idée : « Ayons un peu de plaisir ! Toutes les 20 minutes, je vais publier des citations de Mark Carney appuyant la taxe carbone, incluant ses propositions que les taxes augmentent plus vite. C’est pourquoi ils l’appellent “Carney taxe carbone”. Protégez vos portefeuilles ! »

Oui mais, Donald Trump ? Depuis le 9 janvier, aucune intervention de Poilievre ne porte sur lui. Enfin, une. Il a mis en ligne une excellente caricature montrant une équipe de football américaine, dirigée par Trump, prête à bondir, devant une mêlée de joueurs canadiens semblant se battre entre eux. Poilievre coiffe le dessin de ces mots : « Arrêtez ce spectacle de clowns, déclenchez une élection pour abolir la taxe MAINTENANT. »

Une question vous vient peut-être à l’esprit. En quoi l’abolition de la taxe va-t-elle mettre fin aux divisions entre provinces sur la meilleure stratégie à adopter face à Trump ? Si, comme c’est probable, le futur chef libéral renonce à cette taxe, ne se retrouvera-t-il pas Gros-Jean comme devant ? Une autre : en quoi l’élection de Pierre Poilievre va-t-elle donner au Canada une stratégie différente face à Trump ? Et encore : quelle serait cette stratégie ? Poilievre a-t-il seulement, pour citer Trump, « le concept d’un plan » ? Ces réponses n’existent pas dans l’univers réel, alarmant, dans lequel nous vivons. Existent-elles dans l’univers parallèle de Pierre Poilievre ? Pas sûr.

Peut-être qu’au fond, c’est Donald Trump qui a eu la meilleure analyse du chef conservateur. Appelé à commenter sa position, Trump a déclaré : « Ce qu’il dit, je m’en balance. » Puisque Poilievre ne dit rien de pertinent sur le plus grand danger planant sur le pays qu’il souhaite diriger, les électeurs pourraient-ils, bientôt, face à leur bulletin de vote, s’en balancer eux aussi ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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