Beaucoup de seuls ensemble
Déjà 25 ans depuis l’an 2000. L’équipe éditoriale vous propose un regard à la fois caustique et porteur d’espoir sur les grands événements et tendances qui ont façonné ce quart de siècle. Aujourd’hui : la vie en solo et la solitude.
« Six milliards de solitudes / six milliards ça fait beaucoup / de seuls ensemble », chantait Daniel Bélanger en 2001. Le bel esprit errant dans un spoutnik à la recherche d’un endroit pour poser son satellite voyait-il plus loin que nous ? Chose certaine, les « seuls ensemble » qu’il décrivait au début de ce siècle n’ont cessé de se multiplier.
Fait intéressant, le mot solitarisme, quasi absent au siècle dernier, a aussi connu une poussée de popularité. Contrairement à la solitude, un état auquel on accole fréquemment la souffrance d’un isolement subi, le solitarisme se présente comme une disposition d’esprit qui pousse à rechercher, à cultiver et même à protéger une mise à l’écart désirée.
En quarante ans, le nombre de personnes vivant seules au Canada est passé de 1,7 million à 4,4 millions. En 2016, les ménages d’une seule personne sont même devenus le type de ménage le plus répandu pour la première fois de la courte histoire canadienne. Et ils le sont encore, selon les plus données de Statistique Canada. Les champions de la vie en solo sont québécois : 19 % de la population vit seule ici, contre 12 % de l’autre côté de la rivière des Outaouais.
Cette option vient avec son revers : une multiplication des pièces vides, un contresens dans un contexte où la crise de l’habitation fait rage. Or, pendant que la superficie par ménage augmente, le nombre d’occupants par habitation diminue. Un phénomène accentué par les ménages qui ont un pied-à-terre en ville et un autre à la campagne. C’est un enjeu énergétique, car il faut éclairer, chauffer et climatiser ces mètres carrés en surplus.
Signe d’autonomie, aussi bien financière que personnelle, la vie en solo est pour plusieurs un choix assumé, synonyme d’indépendance, de calme. Quand ce mode de vie est combiné à un riche réseau de proches et d’amis, il « accote » les vertus qu’on associe généralement à la vie à deux ou en famille.
Reste que, pour plusieurs, la solitude peut peser. Au point où elle émerge comme une menace pour la santé publique à part entière. En 2023, l’Organisation mondiale de la santé lançait l’alerte avec une comparaison saisissante : une solitude prolongée aurait un effet aussi néfaste que de « fumer quinze cigarettes par jour ». La même année, le médecin en chef des États-Unis déplorait la montée d’une épidémie de solitude dans un rapport sans complaisance.
C’est aussi ce qu’observe l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), qui note que les dangers qui y sont associés sont au surplus mal connus du public. Il faut dire que la liste des risques associés à une solitude forcée est longue comme un jour sans pain : risques plus élevés de décès prématuré, d’accident vasculaire cérébral, de maladie cardiaque, de dépression, d’anxiété, de démence, d’insomnie, de démotivation, de toxicomanie ou encore de rigidification des idées et des comportements.
La pandémie, qui a encouragé nos phobies sociales, n’est pas étrangère à ces retraits choisis ou forcés qui guettent tous les âges et tous les revenus. Les jeunes sont spécialement touchés. Près de la moitié (49 %) des 18 à 24 ans ont avoué éprouver de la solitude « parfois ou souvent », indiquent les plus récentes données de l’INSPQ. Le médecin en chef des États-Unis a quant à lui observé qu’en 20 ans, les jeunes de 15 à 24 ans ont enregistré une baisse de 70 % du temps passé avec des amis.
Leur rapport étroit à leur cellulaire n’y serait pas étranger. Une étude a montré que les personnes qui utilisent les médias sociaux pendant deux heures ou plus par jour sont deux fois plus susceptibles de se sentir socialement isolées que celles qui utilisent ces applications moins de 30 minutes par jour. Le malheur, c’est qu’il n’y a pas de substitut à l’interaction en personne.
En 2024, bientôt 2025, l’humain ne communie plus de la même manière avec les autres ; on note un décalage jusque dans ses habitudes sociales et culturelles. Ici, par exemple, des théâtres jonglent avec l’idée de devancer leurs représentations pour ramener le public devenu plus casanier dans leurs salles. Dans The Guardian, le directeur d’un grand groupe de bars avançait récemment que 15 h était devenu le nouveau 21 h et que, pour survivre, son industrie devait en prendre acte.
La connexion aux autres est comme un muscle : moins on la sollicite, plus elle s’atrophie. Il faut multiplier les occasions de la développer. Au risque sinon de malmener durablement notre tissu social. Dans un texte sur la solitude comme arme dans The Atlantic, Hillary Rodham Clinton invite ses contemporains à investir dans les infrastructures communautaires, à se protéger des dérives d’une technologie devenue incontrôlable et à renouer avec les valeurs fondamentales que sont la responsabilité mutuelle et l’empathie.
C’est un bon départ, mais il ne faudrait pas faire l’économie d’une réflexion plus large qui doit tous nous interpeller. Dans une société aussi atomisée que la nôtre, la solitude et la déconnexion dépassent l’enjeu de santé publique, c’est aussi un immense défi social, politique et… personnel.
Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.