Amazone, nouvelle génération

Elles sont souvent représentées à cheval, cheveux longs et dos arqués, vêtues de longues tuniques et de casques guerriers, une lance ou une épée à la main, prêtes à se lancer à l’assaut. Les Amazones, ces guerrières mythologiques dont la première apparition dans la fiction remonte à l’Iliade d’Homère, autour du VIIIe siècle avant J.-C., ont dans la plupart des variantes du mythe été forcées de se regrouper, de fonder une communauté et de prendre les armes pour se protéger contre l’ennemi ou pour répondre d’une quelconque façon à un manquement des hommes à leurs promesses de protection et de loyauté.
« Quelle que puisse être la raison de la constitution de cette communauté, il n’en demeure pas moins que ce mythe, dans toutes ses variantes, consigne l’inconcevable en offrant le premier exemple d’une communauté de femmes vivant en non-mixité, d’un “gynécée” de figures puissantes et émancipées des lois des hommes », écrit Pascale Joubi, docteure en littératures de langue française diplômée de l’Université de Montréal, dans l’essai Amazones modernes et contemporaines. Résistance, combat, pouvoir, publié plus tôt cet automne aux éditions Nota Bene. Il dévoile ainsi un imaginaire qui se veut inspirant et transformateur, ouvrant les yeux sur les possibilités que la culture occidentale, construite autour de l’hégémonie masculine, ne laisse pas advenir.
C’est dans le cadre de sa thèse de doctorat que Pascale Joubi s’est intéressée à la figure de l’Amazone et à ses manifestations contemporaines dans la littérature et les arts. « Dans mon mémoire de maîtrise, j’ai travaillé sur la réécriture des mythes dans le travail de Nelly Arcan, relate-t-elle en entrevue au Devoir. L’un de ses romans, À ciel ouvert (Seuil, 2007), abordait celui de l’Amazone. En m’y penchant un peu plus, j’ai découvert la forte présence du mythe dans l’évolution de devenir féminin. Il y avait un rapprochement systématique à faire entre les Amazones et les figures de femmes qui ont été les premières à résister à une norme, que ce soient les premières sportives, les premières à intégrer le marché du travail ou les pionnières de mouvements féministes. »
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Clé d’appréhension d’une époque
Dans son essai, qui s’intéresse à une période allant de 1870 à 2020, la chercheuse démontre comment les multiples réincarnations de la figure constituent un vecteur ou un indicateur de changement dans la conception de l’identité féminine et des identités sexuée et sexuelle en général. « La figure devient une clé pour appréhender les bouleversements qui ont lieu. Elle a été utilisée à la fois pour stigmatiser les femmes qui sortaient du cadre et pour “empowerer” les résistantes. »
Ainsi, à différentes époques, ceux qui étaient effrayés de constater une mouvance des femmes à l’extérieur de leurs fonctions d’épouse et de mère faisaient resurgir le mythe pour résister au changement et empêcher l’évolution des identités féminines. Pascale Joubi rappelle par ailleurs que la version antique du mythe se conclut immanquablement par un massacre des Amazones par un héros. « Pour cette raison, le conte devient aussi une forme d’exemple à suivre, une façon d’inspirer les femmes à mener les combats de leur génération, même si l’issue était incertaine. »

Ses réinterprétations par les écrivains et les artistes témoignent jusqu’à aujourd’hui de l’évolution des idées et des valeurs politiques, sociales et identitaires dont il est porteur, car chacune d’entre elles — la sportive, l’écuyère, la femme de carrière, la féministe, la superhéroïne ou la Femen — a le potentiel de bouleverser les notions de pouvoir, d’identité et de communauté et d’avoir une incidence sur le vivre-ensemble et le devenir commun.
« Les Amazones nous permettent de remettre en question notre façon d’envisager le pouvoir, mais aussi de réfléchir à une autre façon de concevoir les rapports binaires que nous avons avec les identités, et de trouver une solution aux rapports de pouvoir verticaux et hiérarchiques qui maintiennent ces catégories — hommes-femmes, homo-hétéro, Noir-Blanc — en place », souligne Pascale Joubi.
Nomadisme identitaire
Par ailleurs, le mythe permet de tester cette idée selon laquelle le monde serait un meilleur endroit où vivre si les femmes étaient au pouvoir. « Les dystopies qui mettent en scène des sociétés dominées par les femmes s’inspirent davantage du mythe préhistorique du matriarcat. On constate que ce type de scénario ne fait que reproduire les dynamiques et les catégories habituelles. On est toujours dans une recherche de pouvoir. » Or, selon la chercheuse, les Amazones nous donnent plutôt la chance de réfléchir à une solution à cette éternelle guerre des sexes et à travailler ensemble pour un partage de puissance. « Alors que le pouvoir fait davantage référence à une forme d’autorité ou de domination, la puissance se trouve du côté de la force. La force se partage. »
Pascale Joubi souligne tout de même l’importance de la sororité dans le mythe, et dans l’avènement d’une société plus équitable et moins binaire. « Dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir déplorait déjà le fait que les petites filles n’avaient pas d’exemple de conte ou de représentation de solidarité féminine. Alors que les hommes vont à la guerre et combattent ensemble, les femmes sont souvent isolées, voire mises en compétition. Le mythe des Amazones, qui s’autosuffisent et maîtrisent à la fois les codes du masculin et du féminin, offre cet exemple de communauté, et démontre que les femmes sont plus fortes lorsqu’elles se serrent les coudes. »
Les Amazones peuvent-elles donc encore servir de guide aujourd’hui dans les combats toujours à mener vers l’égalité ? « Elles ont encore des choses à nous apprendre. On n’a pas assez cheminé pour ne pas avoir besoin de figures qui nous inspirent le combat et la résistance. Or, il faut éviter les dérapages. Ce n’est pas souhaitable de vivre dans une communauté où une seule identité prime, même si c’est celle des femmes. On doit s’inspirer du nomadisme identitaire des Amazones, de la capacité qu’elles ont de construire dans une communauté harmonieuse des identités multiples qui vont piger des qualités et caractéristiques dans tout le spectre existant, sans penser au genre et à d’autres catégories aliénantes. Elles nous permettent de rêver de devenir des personnes jugées et estimées non pas selon notre appartenance à une catégorie sociale — sexuée, racialisée, culturelle —, mais pour nos qualités intrinsèques d’êtres humains autodéfinis. »