Entre «Fargo» et «The Godfather»

Des politiciens, des chefs d’entreprise et des acteurs clés de grandes institutions financières sont dans la mire du journaliste Hugo Joncas.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Des politiciens, des chefs d’entreprise et des acteurs clés de grandes institutions financières sont dans la mire du journaliste Hugo Joncas.

Défenseurs de la démocratie ou enquêteurs opiniâtres, les journalistes sont aussi des personnages de fiction. Leurs multiples incarnations ont souvent modifié le regard du public, mais qu’en est-il de celui des principaux intéressés ? Dans la série 7e art et 4e pouvoir, Le Devoir donne la parole à des journalistes de tous les horizons pour connaître leur perception du métier à travers le cinéma.

Depuis ses débuts au journal Les Affaires, Hugo Joncas consacre le plus clair de son temps à pourchasser les filous, certes, mais particulièrement ceux qui commettent des crimes à saveur économique. Après un passage remarqué au bureau d’enquête du Journal de Montréal de 2014 à 2021, il poursuit ses investigations, et d’autres filous !, pour La Presse. Des politiciens, des chefs d’entreprise et des acteurs clés de grandes institutions financières sont dans sa mire, et il révèle des aspects moins glorieux de ces têtes d’affiche ou de leurs subalternes.

Hugo Joncas croit en la nécessité profonde de son travail journalistique, « pas spectaculaire », précise-t-il, mais bien plus qu’une simple entreprise de dénonciation. « Ceux qui croient que les crimes économiques et l’évasion fiscale ne font pas de victimes se trompent. Toutes les sommes d’argent détournées sont collectivement perdues, ce qui fait en sorte que des gens souffrent, ne sont pas soignés, ou se retrouvent à la rue. »

Est-ce que le cinéma a toujours été présent dans votre vie ?

J’ai grandi à Sept-Îles, sur la Côte-Nord. Il y avait quelques salles de cinéma, et je me souviens qu’un des premiers films que j’ai vus sur grand écran, c’était E.T. (1982), de Steven Spielberg. En fait, mon éveil au cinéma autre que hollywoodien s’est produit avec mon père, le vendredi et le samedi soir à Radio-Québec (aujourd’hui Télé-Québec). Ce fut ma découverte de films un peu « champ gauche ». D’ailleurs, mes parents m’encourageaient à sortir des sentiers battus, en allant voir par exemple la trilogie Bleu (1993), Blanc (1994) et Rouge (1994), de Krzysztof Kieslowski, ou encore Crash (1996), de David Cronenberg. L’autre chose importante dans mon parcours cinéphilique, c’est le Festival du film de Sept-Îles, une occasion extraordinaire de voir de très bons films d’un peu partout. J’en profite d’ailleurs pour exprimer tout mon respect à toutes les organisations qui font rayonner le cinéma dans les régions du Québec.

Votre ambition de devenir journaliste a-t-elle été nourrie par votre intérêt pour le cinéma ?

Plus jeune, j’aimais aussi la lecture et je maîtrisais bien la langue française, alors j’aspirais à devenir écrivain ou professeur de littérature. Un de mes oncles, Yves Joncas, pratiquait le métier de journaliste sur la Côte-Nord (pour les journaux L’Aquilon de Baie-Comeau et Le Nord-Est de Sept-Îles) ; son travail et ce qu’il écrivait ont piqué ma curiosité, alors j’ai finalement opté pour le journalisme. Après un an en communications à l’Université d’Ottawa, je me suis retrouvé à l’UQAM. Mon colocataire de l’époque, et ami d’enfance, étudiait en cinéma à l’Université Concordia, et nous habitions tout près d’un club vidéo sur le Plateau Mont-Royal — qui, évidemment, n’existe plus aujourd’hui. Ce grand cinéphile m’a fait découvrir beaucoup de films, dont ceux de David Lynch. D’ailleurs, j’ai récemment revu Rabbits (2002), quelque chose d’absolument inimaginable, à la limite du théâtre, avec [Naomi Watts et Laura Harring] les deux actrices de Mulholland Drive (2001). Ce cinéaste est un grand créateur d’ambiances hallucinantes.

Est-ce que certains films vous semblent justes dans leur manière de décrire le métier de journaliste ?

Lorsque j’ai vu Spotlight (de Tom McCarthy, 2015), je trouvais que la description du bureau d’enquête que l’on voit dans ce film ressemblait pas mal à celle du Journal de Montréal au moment où j’y étais : un endroit séparé de la salle de rédaction… et beaucoup de travail pas très glamour ! On voit aussi les journalistes cogner aux portes pour recueillir des témoignages. De mon côté, quand je vais cogner à la porte d’un membre de la mafia, c’est rare qu’il m’ouvre… J’aime aussi beaucoup The Laundromat (2019), de Steven Soderbergh, à propos des Panama Papers (une fuite de plus de 11,5 millions de documents d’un cabinet d’avocats panaméen sur plus de 210 000 sociétés offshore et leurs actionnaires pratiquant l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent) puisque je collabore avec le Consortium international des journalistes d’investigation, qui a permis de révéler l’affaire. J’ai aussi beaucoup aimé la série britannique The Press (2018), où l’on suit le parcours d’une journaliste qui passe d’un grand journal à un tabloïd absolument trash, un peu comme The Sun, avec un patron tout aussi trash !

Photo: Claudette Barius Netflix Une scène du film «The Laundromat», de Steven Soderbergh, avec l’actrice Meryl Streep

Ressemblait-il à un de ceux que vous auriez pu croiser dans votre carrière ?

J’en ai eu un qui lançait des sacres assez vite ! À un moment où j’étais bloqué sur la façon d’écrire une enquête, il a perdu patience en me disant : « Écris, câl… ! » Plusieurs personnes qui ont travaillé avec lui vous le diront : il sait comment stimuler ses troupes, pousser les gens dans leurs derniers retranchements, les forcer à aller plus loin, et ne recule pas devant les pressions des annonceurs, même les plus riches. Évidemment, avoir le couteau entre les dents comporte pour les autres des aspects négatifs autant que positifs.

Vous enquêtez parfois sur des crimes économiques commis par des personnalités très connues du grand public. Ce qu’elles font semble parfois dépasser la fiction.

En fait, beaucoup de ces « personnages » cultivent une certaine image d’eux-mêmes en dépit de la réalité. Ils affirment que nos révélations viennent de fuites savamment orchestrées par des fonctionnaires dans des organismes publics alors que l’information est accessible, il suffit de la détecter. D’autres sont convaincus que leurs problèmes financiers proviennent des autres, jamais d’eux-mêmes. J’ai souvent l’impression qu’ils sortent de Fargo (1996), des frères Coen, deux cinéastes que j’adore.

Dans ce film exceptionnel, quand on songe aux deux ravisseurs et au mari vendeur de voitures qui veut se débarrasser de son épouse, ce n’est pas un compliment.

Beaucoup sont surtout aveuglés par l’appât du gain. S’ils étaient à la fois cupides et brillants, ils iraient s’établir dans la Silicon Valley pour devenir milliardaires. Malheureusement, ce n’est pas le cas ! Pour en revenir aux frères Coen, leurs films ont aussi la qualité de déboulonner plusieurs mythes hollywoodiens, dont celui du tueur froid et méthodique. C’est tout l’inverse d’un Quentin Tarantino (Reservoir Dogs, Pulp Fiction) qui enjolive la violence à des fins commerciales. Il en est parfaitement conscient, mais pas nécessairement les spectateurs.

Lorsque l’on songe à la trilogie The Godfather, de Francis Ford Coppola, ou à d’autres films sur la mafia, croyez-vous justement que les spectateurs en aient une image plus fantasmée que réaliste ?

Si on pense à la mafia italienne, c’est une certaine image qui fait bien leur affaire. Ils s’identifient à cet univers, font jouer la célèbre musique (du compositeur italien Nino Rota) dans leurs fêtes, alors que la réalité est pas mal moins flatteuse. La génération actuelle qui tient les rênes de la mafia italienne au Québec sort elle aussi d’un film des frères Coen.

Photo: Paramount Pictures Salvatore Corsitto, James Caan et Marlon Brando dans film «The Godfather», de Francis Ford Coppola

Vous avez couvert les activités criminelles des bandes de motards. Le cinéma et la télévision décrivent-ils bien cet univers ?

On en propose une vision romantique, mais c’est surtout une escroquerie intellectuelle. Quand tu crains pour ta vie ou celle de tes enfants, que tu dois faire n’importe quoi pour écouler une importante quantité de drogue, que tu soupçonnes constamment quelqu’un de ton entourage d’avoir trahi un motard ou un mafieux, c’est tout sauf la liberté.

Est-ce que votre quotidien de journaliste pourrait devenir un bon film ?

Si on assemblait les meilleurs moments, disons les plus crunchy, des 15 dernières années, peut-être ! Le gros de mon travail se déroule au téléphone et devant mon ordinateur : il n’y a rien de très excitant à me voir éplucher des registres fonciers… Oui, récemment, je me suis levé au beau milieu d’un procès parce que le juge semblait le transformer en huis clos. Je lui ai signalé mon désaccord, et dit que je consulterais nos avocats. Mais la plupart du temps, je suis assis à prendre des notes. En fait, tous les gens dont je parle dans mes enquêtes feraient certainement des personnages de film plus intéressants !

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